Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/349

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sœur infidèle, qui, dans son cours inconstant, mal contenue dans ses rives flottantes, va vagabondant ; aussi, vois comme les vents, à leur gré, vont se jouant d’elle ! Ne te repens pas d’avoir, par droit d’aînesse, choisi la constance en partage. Ces deux bons frères jumeaux qui, dans leur amitié que rien ne surpasse, s’attribuèrent l’un à l’autre part égale du ciel et des enfers, et la trop belle Hélène aux mœurs dissolues, n’étaient-ils pas tous trois de même race de rois.

X

Je te vois, ma Dordogne ; tu coules encore modeste ; de te montrer gasconne en France tu as honte. Du ruisseau de Sorgues, jadis aussi peu connu que toi, on fait maintenant grand bruit. Vois le petit Loir, comme il hâte le pas ; parmi les plus grands déjà il figure ; il marche hautain, accélérant son cours ; ne prétend-il pas rivaliser avec le Mincio et ne pas lui être inférieur ! Un seul olivier, transporté de l’Arno sur les bords de la Loire, la rend plus superbe et lui donne sa gloire. Laisse, laisse-moi faire, et un jour, ma Dordogne, si je suis bon devin, on te connaîtra mieux ; la Garonne et le Rhône et ces autres grands dieux en auront quelque envie, peut-être en seront-ils confus.

XI

Lecteur, qui entends mes soupirs, ne me sois pas rigoureux, si toutes mes larmes, je les répands à part ; si, dans sa douleur différente de la sienne, mon cœur ne reproduit pas du Florentin tremblant les regrets langoureux ; si, pas davantage, il n’imite Catulle, ce folâtre amoureux qui, tout en caressant le cœur de sa dame, va le lui déchirant ; ni le savant amour de Properce, ce demi-grec, demi-latin ; c’est qu’eux n’aiment pas à ma façon, pas plus que moi à la leur. Qui peut, d’après autrui, mesurer ses douleurs ? Qui peut calquer ses plaintes sur les siennes ? Chacun sent son tour-