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Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/370

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peine est-il en son pouuoir par sa condition naturelle, de gouster vn seul plaisir entier et pur, encore se met-il en peine de le retrancher par discours : il n’est pas assez chetif, si par art et par estude il n’augmente sa misere,

Fortunæ miseras auximus arte vias.

La sagesse humaine faict bien sottement l’ingénieuse, de s’exercer à rabattre le nombre et la douceur des voluptez, qui nous appartiennent : comme elle faict fauorablement et industrieusement, d’employer ses artifices à nous peigner et farder les maux, et en alléger le sentiment. Si i’eusse esté chef de part, i’eusse prins autre voye plus naturelle : qui est à dire, vraye, commode et saincte : et me fusse peut estre rendu assez fort pour la borner. Quoy que noz médecins spirituels et corporels, comme par complot faict entre eux, ne trouuent aucune voye à la guerison, ny remède aux maladies du corps et de l’ame, que par le tourment, la douleur et la peine. Les veilles, les ieusnes, les haires, les exils lointains et solitaires, les prisons perpétuelles, les verges et autres afflictions, ont esté introduites pour cela. Mais en telle condition, que ce soyent véritablement afflictions, et qu’il y ait de l’aigreur poignante : et qu’il n’en aduienne point comme à vn Gallio, lequel ayant esté enuoyé en exil en l’isle de Lesbos, on fut aduerty à Rome qu’il s’y donnoit du bon temps, et que ce qu’on luy auoit enioint pour peine, luy tournoit à commodité. Parquoy ils se rauiserent de le r’appeler près de sa femme, et en sa maison ; et luy ordonnèrent de s’y tenir, pour accommoder leur punition à son ressentiment. Car à qui le ieune aiguiseroit la santé et l’allégresse, à qui le poisson seroit plus appétissant que la chair, ce ne seroit plus recepte salutaire : non plus qu’en l’autre médecine, les drogues n’ont point d’effect à l’endroit de celuy qui les prent auec appétit et plaisir. L’amertume et la difficulté sont circonstances semants à leur opération. Le naturel qui accepteroit la rubarbe comme familière, en corromproit l’vsage : il faut que ce soit chose qui blesse nostre estomac pour le guérir : et icy faut la règle commune, que les choses se guérissent par leurs contraires : car le mal y guérit le mal.Cette impression se rapporte aucunement à cette autre si ancienne, de penser gratifier au Ciel et à la nature par nostre massacre et homicide, qui fut vniuersellement embrassée en toutes religions. Encore du temps de noz pères, Amurat en la prinse de l’Isthme, immola six cens ieunes hommes Grecs à l’ame de son père : afin que ce sang seruist de propitiation à l’expiation des péchez du trespassé. Et en ces nouuelles terres