Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/455

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Plutarque dit davantage : Se montrer aussi supérieur dans des choses accessoires, c’est témoigner avoir mal disposé de son temps, n’en avoir pas employé autant que l’on eût dû à l’étude de choses plus nécessaires et plus utiles. — C’est ce qui faisait dire à Philippe, roi de Macédoine, entendant son fils, devenu Alexandre le Grand, chanter dans un festin et déployer un talent à rendre jaloux les meilleurs musiciens : « N’as-tu pas honte de chanter si bien ? » — C’est le même sentiment qui fit qu’un musicien, avec lequel ce même Philippe discutait sur son art, lui répondit : « Eh ! Dieu vous garde. Sire, d’éprouver jamais de tels revers, que vous arriviez à être plus expert que moi en pareille matière. » — Un roi doit pouvoir répondre comme fit un jour Iphicrates à un orateur qui, dans son plaidoyer, le pressait en ces termes : « Eh quoi ? qu’es-tu donc pour tant faire le brave ? es-tu homme d’armes, es-tu archer, es-tu piquier ? » — « Je ne suis rien de tout cela, mais je suis celui qui sait commander à tous ces gens-là. » — Antisthènes vit un indice du peu de valeur d’Ismenias, dans ce qu’on le vantait d’être un excellent joueur de flûte.

Dans ses Essais, Montaigne dit avoir intentionnellement évité de développer les sujets qu’il traite ; il se borne à les mentionner, sans même se préoccuper de la forme sous laquelle il les présente. — Je sais bien, quand j’entends quelqu’un parler du style des Essais, que je préférerais qu’il n’en dise rien ; ce ne sont pas tant les expressions que l’on relève, que les idées que l’on dénigre, d’une façon d’autant plus mordante qu’on le fait d’une manière indirecte. J’ai pu me tromper, mais combien d’autres, en ce même genre, prêtent encore plus à la critique ! Toujours est-il, que ce soit bien ou mal, aucun écrivain n’a amorcé plus de sujets et, en tout cas, n’en a amoncelé autant sur le papier. Pour les y faire tenir en plus grand nombre, je ne fais guère que les énoncer ; si je venais à les développer, ce ne serait plus un volume, mais plusieurs qu’il faudrait ; beaucoup de faits s’y trouvent mentionnés, dont les conséquences ne sont pas déduites ; celui qui voudra les scruter d’un peu près, donnera à ces Essais une extension indéfinie. Ces faits, comme les allégations que j’ai émises, ne sont pas toujours simplement des exemples devant faire autorité ou ajouter à l’intérêt de l’ouvrage ; je ne les considère pas seulement comme appuyant mes dires ; en dehors de cela, ils peuvent devenir le point de départ de dissertations plus importantes et plus larges, et souvent, en déviant un peu, fournir matière à traiter plus amplement certains sujets particulièrement délicats sur lesquels je n’ai pas voulu ici m’étendre davantage, tant pour moi que pour ceux qui auraient à cet égard ma manière de voir.

Pour en revenir à ce qui est du talent de la parole, je trouve que « ne savoir s’exprimer que d’une manière défectueuse », ou « ne savoir rien autre que bien parler », ne valent guère mieux l’un que l’autre : « Un arrangement symétrique n’est pas digne de l’homme (Sénèque). » Les sages disent qu’au point de vue du savoir il n’y a