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Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/463

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notre part si, alors que nul ne nous y force, nous nous en tenons à ce qui est le plus ennuyeux pour nous ; et que, de notre consentement, les maladies, l’indigence, le mépris que l’on fait de nous, nous causent une impression pénible et désagréable, quand nous avons possibilité qu’elle soit bonne ; autrement dit, si la fortune faisant naître simplement l’incident, c’est à nous qu’il appartient que son effet soit de telle ou telle nature. — Voyons donc si on peut affirmer avec quelque autorité que ce que nous appelons mal ne l’est pas par lui-même ; ou du moins, ce qui revient au même, si, tel que c’est, il dépend de nous d’en modifier l’apparence sous laquelle cela se présente et l’effet que nous en ressentons.

Si les choses que nous redoutons avaient un caractère qui leur soit propre, s’imposant par lui-même, elles s’implanteraient chez tous de la même façon et leur action serait la même ; tous les hommes sont en effet de même espèce et, à peu de différence près en plus ou en moins, pourvus des mêmes organes leur donnant possibilité de concevoir et de juger. La divergence d’idées que nous nous faisons de ces choses, témoigne donc bien nettement qu’elles n’agissent sur nous qu’en raison de la disposition d’esprit en laquelle nous sommes. Pour un qui, par hasard, les admet telles qu’elles sont dans la réalité, mille autres ne les reçoivent qu’en altérant leur caractère et leur en attribuant un tout contraire. — Nous tenons la mort, la pauvreté, la douleur comme nos pires ennemis. Or, cette mort que certains qualifient « d’entre les choses horribles, la plus horrible », qui ne sait que d’autres l’appellent « l’unique abri contre les tourments de cette vie, — le souverain bienfait de la nature, — le seul garant de notre liberté, — l’unique refuge immédiat et commun à tous les hommes, contre tous les maux ». Les uns l’attendent en tremblant d’effroi ; d’autres la préfèrent à la vie ; il en est même qui se plaignent qu’elle soit trop à notre portée : « Ô mort, plût aux dieux que tu dédaignasses les lâches et que la vertu fût le seul titre à tes préférences (Lucain). » Ne nous occupons pas davantage de ces natures exceptionnelles, chez lesquelles le courage est porté à un si haut degré.

Il est des gens qui plaisantent au seuil même de la mort, en allant au supplice, etc. — Théodore répondait à Lysimaque qui menaçait de le tuer : « Tu feras là un grand coup, à l’instar de ce que peut produire la cantharide. » — La plupart des philosophes se trouvent avoir soit à dessein prévenu la venue de la mort, soit l’avoir hâtée en y aidant. — Combien ne voit-on pas de gens du peuple, conduits à la mort, non pas simplement à la mort, mais à une mort ignominieuse, accompagnée quelquefois de cruels supplices, faire montre d’une telle assurance, les uns par ostentation, les autres tout naturellement, que rien ne semble changé dans l’ordinaire de leur vie. Ils règlent leurs affaires domestiques, se recommandent à leurs amis, chantent, adressent des exhortations à la foule, lui parlent en mêlant parfois à leurs propos le mot pour rire ; boivent, en portant la santé de