Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/469

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choses se prolongeant, à se trouver, lorsqu’on les débarqua, ne plus posséder que leurs chemises. En apprenant ces traitements inhumains, la plupart de ceux demeurés en Portugal se résolurent à la servitude ; quelques-uns feignirent même de changer de religion. Emmanuel, successeur de Jean, étant monté sur le trône, leur rendit d’abord la liberté ; plus tard, changeant d’avis, il leur enjoignit de sortir du royaume et leur assigna trois ports pour s’embarquer. Il espérait de la sorte, dit l’évêque Osorius, historien latin très digne de foi de notre époque, qui a écrit la chronique de ces temps, que la liberté qu’il leur avait rendue ne les ayant pas fait se convertir au christianisme, ils s’y détermineraient pour ne pas se livrer aux rapines des mariniers auxquels ils devaient se confier et ne pas abandonner, pour une contrée qui leur était étrangère et inconnue, un pays auquel ils étaient habitués et dans lequel ils avaient de grandes richesses. Les voyant résolus à partir et se trouvant ainsi déçu dans ses espérances, il supprima deux des ports où il avait autorisé leur embarquement, soit qu’il espérât qu’une plus grande longueur du trajet et le surcroît d’incommodités qui devait en résulter en arrêteraient un certain nombre, soit pour les faire se réunir tous en un même lieu et avoir ainsi plus de facilité pour le projet qu’il avait conçu de leur enlever leurs enfants au-dessous de quatorze ans et les transporter en un endroit où, hors de la vue et de la direction de leurs parents, ils fussent élevés dans notre religion. Osorius ajoute que l’exécution de cette mesure donna lieu à des scènes horribles ; l’affection naturelle pour leurs enfants, s’ajoutant à l’attachement à leur foi, à l’encontre desquels allait cet ordre barbare, firent qu’on vit nombre de pères et de mères se détruire eux-mêmes et, ce qui était un plus terrible spectacle encore, par amour et compassion précipiter leurs jeunes enfants dans des puits, pour les soustraire à la violence qui leur était faite. Finalement, le délai qui leur avait été assigné pour leur départ étant, faute de moyens pour l’affectuer, arrivé à terme, ils se remirent en servitude. Quelques-uns se firent chrétiens, mais aujourd’hui encore, après cent ans écoulés, peu de Portugais sont convaincus de la sincérité de leur foi et de celle de quiconque de leur race, bien que l’habitude et le temps, plus que la contrainte, soient les facteurs qui ont le plus d’action pour amener des changements de cette nature. — À Castelnaudary, cinquante Albigeois atteints d’hérésie, ne voulant pas désavouer leur croyance, furent, d’une seule fois, brûlés vifs et endurèrent ce supplice avec un courage admirable : « Que de fois n’a-t-on pas vu courir à une mort certaine non seulement nos généraux, mais nos armées entières (Cicéron) ! »

Parfois la mort est recherchée uniquement comme un état préférable à la vie ; ainsi donc elle ne saurait être un sujet de crainte. — J’ai vu un de mes amis intimes vouloir la mort à toute force ; absolument imbu de cette idée, dont il s’était pénétré par maints arguments spécieux dont je ne parvins pas