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Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/471

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à triompher, il saisit avec[1] une ardeur fiévreuse la première occasion honorable qui s’offrit de la mettre à exécution, sans qu’on pût soupçonner son parti pris. — Nous avons plusieurs exemples de gens, même d’enfants qui, de notre temps, se sont donné la mort pour éviter des incommodités sans importance. À ce propos, un ancien ne dit-il pas : « Que ne craindrons-nous pas, si nous craignons ce que la lâcheté elle-même choisit pour refuge ? »

Je n’en finirais pas, si j’énumérais ici les individus, en si grand nombre, de tous sexes, de toutes conditions, de toutes sectes qui, dans des siècles plus heureux, ont attendu la mort avec fermeté, ou l’ont volontairement cherchée, et cherchée non seulement pour mettre fin aux maux de cette vie, mais certains simplement parce qu’ils en avaient assez de l’existence, d’autres parce qu’ils espéraient une vie meilleure dans l’autre monde. Ils sont en nombre infini, si bien que j’aurais meilleur marché de supputer ceux pour lesquels la mort a été un sujet de crainte. — Rien que ce fait : Le philosophe Pyrrhon étant sur un bateau, assailli par une violente tempête, montrait à ceux qui, autour de lui, étaient les plus effrayés, un pourceau qui ne semblait nullement se soucier de l’orage, et les exhortait à prendre exemple sur cet animal. Oserons-nous donc soutenir que la raison, cette faculté dont nous nous enorgueillissons tant, à laquelle nous devons de nous considérer comme les souverains maîtres des autres créatures, nous a été donnée pour être un sujet de tourment ? À quoi nous sert de pouvoir nous rendre compte des choses, si nous en devenons plus lâches ; si cette connaissance nous enlève le repos et le tranquillité dont nous jouirions sans cela, si elle nous réduit à une condition pire que celle du pourceau de Pyrrhon ? C’est pour notre plus grand bien, que nous avons été doués d’intelligence ; pourquoi la faire tourner à notre préjudice, contrairement aux desseins de la nature et à l’ordre universel des choses qui veulent que chacun use de ses facultés et de ses moyens d’action, au mieux de sa commodité ?

La douleur est tenue par certains comme le plus grand des maux ; il en est qui nient sa réalité, d’autres prétendent au contraire ne redouter dans la mort que la douleur qui d’ordinaire l’accompagne ; fausseté de ces deux assertions. — Bien, me dira-t-on, admettons que vous soyez dans le vrai en ce qui touche la mort ; mais que direz-vous de l’indigence ? Que direz-vous aussi de la douleur qu’Aristippe, Hieronyme et la plupart des sages ont estimée le plus grand des maux, ce qu’ont dû confesser, sous son étreinte, ceux-là mêmes qui la niaient en parole ? — Posidonius étant extrêmement souffrant d’une crise aiguë d’une maladie douloureuse. Pompée, venu pour le voir, s’excusait d’avoir choisi un moment aussi inopportun, pour l’entendre deviser de philosophie : « À Dieu ne plaise, lui dit Posidonius, que la douleur prenne tant d’empire sur moi, qu’elle m’empêche d’en disserter » ; et, là-dessus, il se met à parler précisément sur le mépris que nous devons faire de la douleur. Pendant qu’il discou-

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