Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/472

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son rolle, et le pressoit incessamment. À quoy il s’escrioit : Tu as beau faire douleur, si ne diray-ie pas, que tu sois mal. Ce comte qu’ils font tant valoir, que porte-il pour le mespris de la douleur ? il ne débat que du mot. Et ce pendant si ces pointures ne l’esmeuuent, pourquoy en rompt-il son propos ? pourquoy pense-il faire beaucoup de ne l’appeller pas mal ? Icy tout ne consiste pas en l’imagination. Nous opinons du reste ; c’est icy la certaine science, qui iouë son rolle, nos sens mesmes en sont iuges :

Qui nisi sunt vert, ratio quoque falsa sit omnis.

Ferons nous accroire à nostre peau, que les coups d’estriuiere la chatoüillent ? et à nostre goust que l’aloé soit du vin de Graues ? Le pourceau de Pyrrho est icy de nostre escot. Il est bien sans effroy à la mort : mais si on le bat, il crie et se tourmente. Forcerons nous la générale loy de nature, qui se voit en tout ce qui est viuant sous le ciel, de trembler sous la douleur ? Les arbres mesmes semblent gémir aux offences. La mort ne se sent que par le discours, d’autant que c’est le mouuement d’vn instant.

Aut fuit, aut veniet ; nihil est præsentis in illa.
Morsque minus pœnæ, quàm mora mortis habet.

Mille bestes, mille hommes sont plustost morts, que menassés. Aussi ce que nous disons craindre principalement en la mort, c’est la douleur son auant-coureuse coustumiere. Toutesfois, s’il en faut croire vn saint père, malam mortem non facit, nisi quod sequitur mortem. Et ie diroy encore plus vraysemblablement, que ny ce qui va deuant, ny ce qui vient après, n’est des appartenances de la mort. Nous nous excusons faussement. Et ie trouue par expérience, que c’est plustost l’impatience de l’imagination de la mort, qui nous rend impatiens de la douleur : et que nous la sentons doublement grieue, de ce qu’elle nous menace de mourir. Mais la raison accusant nostre lascheté, de craindre chose si soudaine, si ineuitable, si insensible, nous prenons cet autre prétexte plus excusable. Tous les maux qui n’ont autre danger que du mal, nous les disons sans danger. Celuy des dents, ou de la goutte, pour grief qu’il soit, d’autant qu’il n’est pas homicide, qui le met en conte de maladie ? Or bien présupposons le, qu’en la mort nous regardons principalement la douleur. Comme aussi la pauureté n’a rien à craindre, que cela, qu’elle nous iette entre ses bras par la soif, la faim, le froid, le chaud, les veilles, qu’elle nous fait souffrir. Ainsi n’ayons affaire qu’à la douleur. Ie leur donne que ce soit le pire accident de nostre estre : et volontiers.