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Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/473

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rait, ses souffrances s’accentuant de plus en plus : « Tu as beau faire, ô douleur, s’écria-t-il, je ne conviendrai pas quand même que tu es un mal. » — Que prouve ce conte dont les philosophes se prévalent tant sur le mépris en lequel nous devons tenir la douleur ? Le débat ne porte ici que sur le mot lui-même ; mais si la douleur était sans effet sur Posidonius, pourquoi lui faisait-elle interrompre son entretien ? pourquoi croyait-il faire acte méritoire, en ne l’appelant pas un mal ? Tout n’est pas ici effet d’imagination : nous pouvons en parler en parfaite connaissance de cause, puisque ce sont nos sens eux-mêmes qui sont juges : « S’ils nous trompent ta raison nous trompe également (Lucrèce). » Ferons-nous admettre à notre chair que les coups d’étrivières ne sont qu’un chatouillement agréable ; à notre goût, que l’aloès est du vin de Graves ? Le pourceau de Pyrrhon vient ici à l’appui de notre thèse : il n’éprouve pas d’effroi, alors que la mort est imminente ; mais si on le bat, il crie et se tourmente. Nierons-nous la loi générale de la nature qui se manifeste chez tout ce qui, sous la voûte céleste, a vie et tremble sous l’effet de la douleur ? Les arbres eux-mêmes semblent gémir, quand on les mutile !

La mort ne se ressent que parce qu’on y pense, d’autant que c’est l’affaire d’un moment : « Ou la mort a été ou elle sera, rien n’est présent en elle (La Boétie) » ; « C’est bien moins elle-même que son attente qui est cruelle (Ovide) » ; des milliers d’animaux, des milliers d’hommes meurent, sans même se sentir menacés. — Nous disons aussi que ce que nous redoutons surtout dans la mort, c’est la douleur qui, d’ordinaire, en est l’avant-coureur ; toutefois s’il faut en croire un Père de l’Église : « La mort n’est un mal que par ce qui vient après elle (Saint Augustin) » ; pour moi, je crois être encore plus dans le vrai en disant que « ni ce qui la précède, ni ce qui la suit, ne sont parties intégrantes de la mort ». Notre dire sur ce point est entaché de fausseté ; l’expérience montre que c’est plutôt l’inquiétude que nous cause le sentiment de la mort qui fait que nous ressentons si vivement la douleur, et que nos souffrances nous sont doublement pénibles, quand elles semblent devoir aboutir à cette fin. Mais la raison nous fait honte de redouter une chose si soudaine, si inévitable et qui ne se sent pas, et nous masquons notre lâcheté en lui donnant un prétexte plus plausible. Tous les maux qui n’ont d’autre conséquence que la souffrance qu’ils nous causent, nous les disons sans danger ; qui est-ce qui considère comme des maladies les maux de dents, la goutte, si douloureux qu’ils soient, du moment qu’ils ne menacent pas notre vie ?

La réalité de la douleur n’est pas douteuse, et c’est même le propre de la vertu de la braver. — Admettons un instant que dans la mort, ce soit surtout la douleur qui nous touche ; n’est-ce pas aussi la douleur qui se présente à nous dans le cas de la pauvreté, qui nous la fait sentir par la soif, le froid, le chaud, les veilles ! ne nous occupons donc que d’elle qui est la seule à qui nous ayons affaire. — J’admets que ce soit le pire ac-