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Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/479

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pas attention. Je laisse de côté les femmes de Sparte, mais chez les Suisses qui sont en nombre parmi nos gens de service, il n’y paraît pas, sinon que trottant à la suite de leurs maris, elles vont aujourd’hui portant suspendu à leur cou l’enfant qu’hier elles avaient dans le ventre. Ces Bohémiennes mal bâties, qui apparaissent parfois chez nous, vont elles-mêmes laver au cours d’eau le plus proche leur enfant qui vient de naître, et s’y baignent en même temps. Sans parler de tant de filles qui, tous les jours, mettent au monde clandestinement des enfants conçus également à la dérobée, cette belle et noble épouse de Sabinus, patricien romain, n’a-t-elle pas, pour ne pas compromettre le salut d’un autre, seule, sans secours, sans jeter un cri ni exhaler un gémissement, supporté l’enfantement de deux jumeaux ? — Un tout jeune garçon de Lacédémone qui a dérobé un renard et le tient caché sous son manteau, se laisse déchirer le ventre plutôt que de se trahir, redoutant plus la honte que lui vaudrait sa maladresse que nous ne craignons nous-mêmes la punition pour un semblable méfait. — Un autre présentant l’encens dans un sacrifice, pour ne pas apporter de trouble à la cérémonie, se laisse brûler jusqu’à l’os par un charbon ardent tombé dans la manche de son vêtement. — N’en cite-t-on pas un grand nombre qui, dans l’épreuve qu’imposaient les institutions de Lacédémone aux enfants de sept ans, se laissaient fouetter jusqu’à la mort, sans que leur physionomie accusât la moindre douleur ? Cicéron les a vus se battre par troupes à coups de poings, de pieds, de dents, luttant ainsi jusqu’à en perdre connaissance, plutôt que de s’avouer vaincus : « Jamais l’usage ne vaincra la nature, elle est invincible ; mais la mollesse, les délices, l’oisiveté, l’indolence, altèrent notre âme ; les opinions fausses et les mauvaises habitudes nous corrompent (Cicéron). »

Chacun connaît l’histoire de Scévola qui, s’étant introduit dans le camp ennemi pour en tuer le chef, n’y réussit point ; et qui, pour atteindre quand même son but de délivrer sa patrie, s’avisa d’une idée étrange. Confessant son projet à Porsenna, le roi qu’il avait voulu frapper, il ajouta pour l’effrayer que, dans le camp romain, ils étaient plusieurs tels que lui, résolus à entreprendre le coup qu’il avait manqué ; et, pour montrer quel homme il était, s’approchant d’un brasier, il y étendit le bras et souffrit sans broncher de le voir lentement consumer par le feu et l’y maintint jusqu’à ce que son ennemi lui-même, pénétré d’horreur, fît écarter le brasero. — Que dire de celui qui, pendant qu’on lui coupait un membre, ne daigna pas interrompre sa lecture ? — Et de cet autre, persistant à se moquer et à rire des tortures qu’on exerçait contre lui, au point que ses bourreaux exaspérés, après avoir inventé des tourments de plus en plus cruels pour triompher de sa constance, durent s’avouer vaincus ? il est vrai que c’était un philosophe ! — Un gladiateur de César ne cessa de plaisanter, tandis qu’on lui sondait ses plaies et qu’on les lui ouvrait : « Jamais le dernier des gladiateurs a-t-il gémi ou changé de visage ? Quel art dans sa chute