Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/497

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détersive susceptible de déraciner le mal, en absorbe au moins une de nature émolliente, qui lui procure quelque soulagement : « Nous nous amollissons non moins par la volupté que par la douleur et, dans cet état nous n’avons plus rien de mâle ni de solide ; une piqûre d’abeille suffit à nous arracher des cris ; savoir se commander, tout est là (Cicéron). » — Au demeurant, on ne saurait échapper à la philosophie en exagérant l’acuité de la douleur et la faiblesse humaine ; elle ne demeure pas à court et vous oppose aussitôt ces irréfutables répliques : « Vous trouvez mauvais de mener une vie misérable ; mais une telle vie ne vous est point imposée » ; « Nul ne voit se prolonger son mal que parce qu’il le veut bien. » Mais à qui n’a le cœur de souffrir ni la mort ni la vie, qui ne veut ni résister ni fuir, que peut-on faire pour lui venir en aide ?

CHAPITRE XLI.

L’homme n’est pas porté à abandonner à d’autres la gloire qu’il a acquise.

Le vain désir d’acquérir de la réputation nous fait renoncer à des biens réels. — De toutes les rêveries du monde, la plus admise, la plus universellement répandue, est le soin de notre réputation et de notre gloire, auxquelles nous tenons au point que pour cette vaine image, cette simple voix qui n’a pas de corps et est insaisissable, nous allons jusqu’à renoncer aux richesses, au repos, à la santé, à la vie qui, eux, sont des biens que nous sommes fondés à considérer comme tels et qui sont bien réels. « La renommée, qui par la douceur de sa voix vous enchante, superbes mortels, et vous paraît si belle, n’est rien qu’un écho, un songe, ou plutôt l’ombre d’un songe qui se dissipe et s’évanouit au vent (Le Tasse) » ; et de toutes les idées déraisonnables qui peuvent venir à l’homme, c’est la plus revêche et la plus opiniâtre « parce qu’elle ne cesse de tenter les esprits le plus en progrès dans la vertu (St Augustin) » ; il semble en effet que c’est d’elle, plus que de toutes les autres, dont les philosophes eux-mêmes parviennent à se dégager le plus tardivement et le plus à contre-cœur. Il n’en est guère dont notre raison nous démontre plus clairement la vanité, mais elle a en nous des racines si vivaces que je ne sais si jamais quelqu’un s’en est complètement affranchi. Après vous être tout dit pour vous en défendre, alors que vous croyez y avoir réussi, il se fait en vous une telle réaction contre les raisons que vous venez d’émettre, qu’elles ne tiennent pas longtemps ; car, ainsi que l’indique Cicéron, ceux mêmes qui la combattent, veulent que leurs noms figurent en tête des livres qu’ils ont écrits à ce sujet, et que le mépris qu’ils témoignent de la gloire fasse passer leur nom à la postérité.