Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/499

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On trouve rarement des hommes qui abandonnent aux autres leur part de gloire ; exemples de cette abnégation de soi-même. — Nous faisons commerce de toutes les autres choses, au besoin nous prêtons à nos amis nos biens et nos existences ; mais se dépouiller de son honneur pour autrui, lui faire don de sa gloire à soi, cela ne se voit guère. — Catulus Luctatius, pendant la guerre contre les Cimbres, avait fait tous ses efforts pour arrêter ses soldats en fuite devant l’ennemi ; n’y parvenant pas, il se mêla à eux, feignant de renoncer à continuer l’engagement, pour qu’ils eussent l’air de suivre leur chef plutôt que de fuir, sacrifiant ainsi sa réputation pour sauver l’honneur de son armée. — Quand, en 1537, Charles-Quint envahit la Provence, on dit qu’Antoine de Lève y voyant l’empereur résolu, bien qu’estimant lui aussi que les résultats en seraient éminemment glorieux, opina cependant dans un sens contraire et le déconseilla, dans le seul but que la gloire et l’honneur de cette résolution en revinssent entièrement à son maître et qu’on dise que, grâce à la sûreté de ses conceptions et à sa prévoyance, il avait, contrairement à l’avis de tous, mené à bonne fin cette magnifique entreprise, l’honorant ainsi à ses dépens. — Les ambassadeurs de la Thrace, présentant leurs condoléances à Archiléonide, mère de Brasidas, sur la mort de son fils, ayant été jusqu’à dire, dans l’éloge qu’ils faisaient de lui, qu’il n’avait pas son pareil, sa mère déclina les louanges personnelles dont il était l’objet, pour les reporter sur tous : « Ne parlez pas ainsi, répondit-elle ; Sparte, à ma connaissance, possède nombre de citoyens plus grands et plus vaillants qu’il n’était. » — À la bataille de Crécy, le prince de Galles, encore jeune, avait le commandement de l’avant-garde ; le principal effort de la bataille se porta sur lui. Les seigneurs qui l’accompagnaient, trouvant la situation critique, mandèrent au roi Édouard de venir à leur secours. Le roi s’enquit de son fils ; on lui répondit qu’il était vivant et à cheval : « Je lui ferais tort, dit-il alors, d’aller maintenant lui dérober l’honneur du succès d’un combat où il lutte depuis si longtemps ; de quelque façon que tourne la fortune, il en aura tout le mérite. » Et il ne voulut ni marcher, ni envoyer à son secours, sachant bien que s’il y était allé, on eût dit que tout était perdu sans son aide et qu’on lui eût attribué le gain de la journée : « Toujours le dernier arrivé, semble avoir seul décidé de la victoire (Tite Live). » — Il y avait à Rome des personnes qui estimaient, et cela se disait communément, que les principaux hauts faits de Scipion étaient en partie dus à Lælius qui, cependant, jamais ne cessa d’exalter la grandeur et la gloire de son général et de lui prêter son concours, sans prendre aucunement soin de sa propre renommée. — À quelqu’un disant à Théopompe, roi de Sparte, que si les affaires publiques allaient si bien, c’était parce qu’il savait bien commander, celui-ci répondit : « Dites plutôt que c’est parce que le peuple sait bien obéir. »

Les femmes qui héritaient du titre de pair avaient, malgré leur sexe, le droit d’assister et d’opiner dans les causes relevant de cette