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Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/569

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entre amis, ils s’embrassaient en se saluant, comme font les Vénitiens : « En te félicitant, je te donne des baisers avec de douces paroles (Ovide). » — Pour solliciter[1] ou saluer un haut personnage, ils lui touchaient les genoux. Pasiclès le philosophe, frère de Cratès, au lieu de porter la main au genou de quelqu’un auquel il adressait la parole, la porta aux parties génitales ; celui-ci le repoussa rudement : « Comment, lui dit Pasiclès, cette partie de ton corps n’est-elle pas à toi aussi bien que l’autre ? » — Ils mangeaient les fruits à la fin du repas, comme nous le faisons nous-mêmes.

Ils s’essuyaient le derrière avec une éponge (laissons aux femmes cette futile délicatesse qui empêche d’aborder certains sujets) ; et c’est pourquoi, en latin, le mot spongia (éponge) blesse la bienséance. Cette éponge était fixée à l’extrémité d’un bâton, comme le prouve le fait de cet individu qui, conduit aux arènes pour y être livré aux bêtes, ayant demandé à satisfaire ses besoins et n’ayant pas d’autre moyen à sa disposition pour se suicider, se fourra ce bâton et l’éponge dans le gosier et s’étouffa. — Après leurs rapprochements sexuels, ils s’essuyaient les parties génitales avec une étoffe parfumée : « Je ne te ferai rien autre, que te laver avec cette serviette de laine (Martial). » — Des récipients, d’ordinaire des cuves coupées par le milieu, étaient, à Rome, disposés dans les carrefours pour permettre aux passants d’y uriner : « Souvent les petits garçons, dans leur sommeil, croient lever leur robe pour uriner dans les réservoirs publics destinés à cet usage (Lucrèce). »

Ils faisaient une collation entre leurs repas. — En été, se vendait de la neige pour rafraîchir le vin ; certaines personnes en faisaient même usage en hiver, ne trouvant pas encore le vin assez frais. — Les grands avaient des échansons et des écuyers tranchants, ainsi que des bouffons pour les amuser. — En hiver, on servait la viande sur des réchauds que l’on apportait sur la table. — Ils avaient des cuisines portatives, dont j’ai vu des échantillons, dans lesquelles, quand ils voyageaient, se transportait tout leur service : « Gardez ces mets pour vous, riches voluptueux, nous n’aimons pas la cuisine ambulante (Martial). »

ils avaient des salles basses où, souvent en été, on faisait couler sous les assistants de l’eau fraîche et limpide, dans des canaux au ras du sol, où il y avait force poissons vivants que chaque convive choisissait et prenait à la main, pour les faire accommoder chacun à sa guise. Le poisson a toujours eu ce privilège qu’il a encore, que les grands prétendent le savoir apprêter et que son goût, au moins d’après moi, est beaucoup plus exquis que celui de la viande.

En fait de magnificences, de débauches, d’inventions voluptueuses, de mollesse et de luxe, nous faisons à la vérité notre possible pour les égaler dans tous les genres, car nos volontés sont bien aussi perverties que les leurs ; mais nous n’avons pas le talent d’y atteindre ; nos forces ne nous permettent pas davantage de nous élever à leur niveau, qu’il s’agisse de vices ou de vertus, parce que, dans l’un ou l’autre cas, le point de départ est une vigueur d’esprit qui était

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