Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/587

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autrui et à nous enquérir de choses qui ne nous regardent pas, nous le consacrions à nous examiner à fond, nous comprendrions vite combien présentent peu de solidité et laissent à désirer les pièces et morceaux dont nous sommes faits. N’est-ce pas une preuve caractéristique d’imperfection que rien ne puisse nous donner complète satisfaction, et que, par le fait même de nos désirs et de notre imagination, nous soyons hors d’état de choisir ce qui nous convient ? C’est ce dont témoigne bien cette grave question, toujours pendante pour les philosophes, sur ce qui est pour l’homme le souverain bien ; question qui dure encore et durera éternellement sans que jamais on en trouve la solution ni qu’on tombe d’accord. « Le bien qu’on n’a pas, semble préférable à tout le reste ; avons-nous la chose rêvée, nous en désirons une autre, et notre soif est toujours inextinguible (Lucien). »

Quelles que soient les connaissances que nous ayons acquises, ou ce dont il nous est donné de jouir, nous sentons qu’il manque quelque chose à notre satisfaction, et nous allons soupirant après l’avenir et l’inconnu d’autant que le présent ne nous rassasie pas ; non qu’à mon avis, il ne nous offre pas de quoi nous gorger, mais parce que nous n’acceptons ce qu’il nous présente qu’avec réticence et prévention : « Voyant que les mortels ont tout ce qui leur est à peu près nécessaire et que cependant, avec des richesses, des honneurs, de la gloire, des enfants bien nés, ils n’échappent pas encore aux chagrins intérieurs et n’en sont pas moins en butte à mille agitations contraires, Épicure comprit que tout le mal vient du vase même qui, corrompu intérieurement, gâte tout ce qu’on y a versé de bon (Lucrèce). »

Notre appétit est irrésolu et incertain ; il ne sait ni retenir, ni jouir de bonne façon de quoi que ce soit. Poursuivi par l’idée que ce qui est en sa possession est imparfait, l’homme se donne tout entier en imagination aux choses qu’il n’a pas et qu’il ne connaît pas, y concentre ses désirs et ses espérances et les tient en haute estime, ce que César exprime en disant : « Par un vice de notre nature commun à tous les êtres, nous redoutons les choses qui nous sont cachées et inconnues, en même temps qu’elles nous inspirent confiance. »

CHAPITRE LIV.

Inanité de certaines subtilités.

Certaines subtilités et les talents frivoles ne méritent pas d’être encouragés. — Les hommes recourent parfois à certaines subtilités frivoles et vaines pour attirer l’attention ; tel est le cas de ceux qui écrivent des poèmes entiers, dont chaque vers com-