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Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/615

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nous allons à lui, répétant des paroles que notre mémoire dicte à notre langue, et croyons cela une expiation suffisante de nos fautes. — Rien n’est si aisé, si doux, si conciliant que la loi divine ; elle nous appelle à elle, quelque enclin à commettre des fautes et quelque détestables que nous soyons ; elle nous tend les bras et nous reçoit en son sein, si vilains, si souillés d’ordures et de boue que nous soyons et que nous puissions le devenir, mais encore faut-il être reconnaissant du pardon qui nous est accordé et au moins, sur le moment où nous nous adressons à elle, être désolés de nos fautes et détester les passions qui nous ont portés à l’offenser. Ni les dieux, ni les gens de bien, dit Platon, n’acceptent le présent que leur offre un méchant. « La main innocente qui touche l’autel, apaise aussi sûrement les dieux irrités, avec un simple gâteau de fleur de farine et quelques grains de sel, qu’en immolant de riches victimes (Horace). »

CHAPITRE LVII.

De l’âge.

Qu’entend-on par durée naturelle de la vie de l’homme. — Je ne puis admettre la façon dont nous établissons la durée de la vie. Je vois les sages lui assigner une limite beaucoup moindre qu’on ne le fait communément. « Hé quoi ! dit Caton le jeune à ceux qui cherchent à le détourner de se donner la mort, à l’âge où je suis arrivé, peut-on me reprocher de renoncer prématurément à la vie ? » Il n’avait que quarante-huit ans, et estimait que c’était là un âge déjà bien mûr et bien avancé, étant donné combien peu d’hommes y atteignent. — Ceux qui parlent de je ne sais quelle durée, qu’ils qualifient de naturelle, qu’ils assignent à la vie, la portent à quelques années au delà de cet âge. Leur dire serait admissible, s’il existait un privilège qui les mît à l’abri des accidents, en si grand nombre, auxquels chacun de nous est naturellement exposé et qui peuvent interrompre cette durée qu’ils se flattent de pouvoir atteindre. Mais c’est de la rêverie pure que de croire qu’on peut mourir de l’épuisement de nos forces amené par une extrême vieillesse et déterminer d’après cela la durée de la vie, attendu que ce genre de mort est le plus rare de tous, celui qui se produit le moins. C’est lui seul que nous appelons naturel, comme s’il était contraire à la nature de voir un homme se rompre le cou dans une chute, se noyer dans un naufrage, être emporté par la peste ou par une pleurésie, comme si nous ne nous trouvions pas constamment, dans la vie ordinaire, en but à ces accidents multiples. Ne nous leurrons pas de beaux mots ; n’appelons pas naturel ce qui n’est