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Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/635

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rence ; nous, chez qui ce qu’il y a de meilleur est encore vice, nous devrions de même avoir un enseignement qui nous fasse exactement saisir la différence des vices entre eux ; faute de quoi, par manque de prévision, les gens vertueux et les méchants se confondent et restent inconnus.

L’ivrognerie est un vice grossier, qui n’exige ni adresse, ni talent, ni courage. — L’ivrognerie, entre tous, est un vice grossier, qui rapproche l’homme de la brute. L’esprit a une certaine part dans les autres vices ; il y en a qui ont, pourrait-on dire, je ne sais quoi de généreux ; d’autres auxquels participent le savoir-faire, l’activité, la vaillance, la prudence, l’adresse, la finesse ; l’ivrognerie, elle, est bestiale et ne fait qu’avilir. Aussi, la nation qui, de nos jours, est la moins policée, est-elle celle où ce vice est le plus pratiqué. Les autres vices altèrent notre bon sens ; celui-ci l’anéantit et occasionne au corps un trouble général : « Quand l’action du vin remporte, les membres s’alourdissent, les jambes vacillent, la langue s’embarrasse., l’esprit s’égare, les yeux s’obscurcissent ; puis, ce sont des cris, des hoquets, des injures (Lucrèce). »

Dans l’ivresse on n’est plus maître de ses secrets, quoique à cet égard il y ait eu des exceptions ; on va jusqu’à perdre tout sentiment de ce qui vous survient. — Le pire de tous les états pour l’homme, est celui où il n’a plus connaissance de lui-même et ne se gouverne plus. Entre autres choses, ne dit-on pas que le vin, qui amène celui qui en a trop pris à étaler ses plus intimes secrets, est comme le moût, dont le bouillonnement, lorsqu’il est en fermentation dans la cuve, fait remonter à la surface tout ce qui était au fond. « Ô Bacchus ! c’est ton vin joyeux qui arrache au sage ses plus secrètes pensées (Horace). » — Josèphe raconte qu’en le faisant boire à l’excès, il amena certain ambassadeur que les ennemis lui avaient dépêché, à lui faire confidence de tout ce qui l’intéressait. — Par contre Auguste, qui avait initié Lucius Pison, celui qui avait conquis la Thrace, à ses affaires les plus intimes, n’eut jamais lieu de s’en repentir ; non plus que Tibère, de Cossus auquel il contait tout ce qu’il projetait ; et nous savons de source certaine que Pison et Cossus étaient tellement portés à trop boire, qu’il fallut souvent les ramener l’un et l’autre du Sénat, parce qu’ils étaient ivres : « Les veines enflées, comme de coutume, du vin qu’ils avaient bu la veille (Virgile). » — Quand se forma le complot qui aboutit à la mort de César, Cimber qui en reçut confidence, communication à laquelle il répondit plaisamment : « Comment supporterais-je un tyran, moi qui ne puis supporter le vin », quoiqu’il s’enivrât souvent en conserva le secret aussi fidèlement que Cossius qui ne buvait que de l’eau. — Nous voyons les Allemands qui servent dans nos troupes, alors qu’ils sont gorgés de vin, conserver souvenir du quartier où ils sont logés, du mot d’ordre et de leur place dans le rang : « Et il n’est pas facile de les vaincre, tout ivres, tout bégayants, tout titubants qu’ils sont (Juvénal). »