Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/655

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reaux l’animent et la vivifient : « Tel le chêne, dans les noires forêts de l’Algide ; élagué par la hache, malgré ses pertes et ses meurtrissures, il recouvre une nouvelle vigueur sous le fer qui le frappe (Horace). » On peut encore dire avec ces auteurs : « La vertu, mon père, ne consiste pas, comme tu le penses, à craindre la vie, mais à ne jamais la fuir et à faire face à l’adversité (Sénèque) » ; — « Dans le malheur il est facile de mépriser la mort et il y a bien plus de courage à savoir être malheureux (Martial). »

C’est le rôle de la peur et non celui de la vertu, d’aller se tapir dans une fosse, sous une tombe massive, pour se soustraire aux coups de la fortune ; la vertu, elle, ne modifie ni sa route, ni son allure, quelque orage qu’il fasse : « Que l’univers brisé s’effondre, ses ruines l’écraseront sans qu’il en soit effrayé (Horace). » Le plus ordinairement, c’est pour fuir d’autres inconvénients que nous en arrivons à celui-ci ; quelquefois même, c’est pour échapper à la mort que nous y courons : « Dites-moi, je vous prie, mourir de peur de mourir, n’est-ce pas folie (Martial) ? » ainsi font ceux qui par peur d’un précipice, s’y jettent de leur propre mouvement : « La crainte du péril fait souvent qu’on s’y précipite. L’homme courageux est celui qui brave le danger s’il le faut, et l’évite s’il le peut (Lucain). » — « La crainte de la mort va jusqu’à inspirer aux hommes un tel dégoût de la vie, qu’ils en arrivent à porter sur eux-mêmes des mains criminelles, oublieux qu’ils sont de cette vérité, que cette crainte de la mort est l’unique source de leurs peines (Lucrèce). »

C’est aller contre les lois de la nature, que de ne pas supporter l’existence telle qu’elle nous l’a faite. — Dans ses lois, Platon ordonne qu’une sépulture ignominieuse soit réservée à qui aura privé de la vie son parent le plus proche et son meilleur ami, autrement dit soi-même, et aura interrompu le cours de ses destinées alors qu’il ne s’y trouvait pas contraint par le sentiment public, par quelque triste et inévitable accident de la fortune, une honte insupportable, et n’a eu pour mobile que la lâcheté et la faiblesse d’une âme craintive. — Dédaigner la vie est un sentiment ridicule, car enfin la vie, c’est notre être, notre tout. S’il y a des choses dont l’être soit plus noble et plus riche, elles peuvent déprécier le nôtre ; mais que nous nous méprisions et que nous n’ayons aucun souci de nous-mêmes, c’est contre nature ; se haïr et se dédaigner constituent une maladie d’un genre particulier qui ne se retrouve chez aucune autre créature. — C’est encore de la vanité que de souhaiter être autre que nous sommes ; un tel désir ne mène à rien, il se contredit lui-même et porte en lui ce qui fait obstacle à sa réalisation. Celui qui souhaite d’homme devenir ange, ne travaille pas pour lui-même ; son souhait se réaliserait-il, il ne s’en trouverait pas mieux, puisque n’étant plus, il ne pourrait pas lui-même se réjouir de sa transformation et en éprouver les effets : « On n’a rien à craindre d’un mal à venir, si on ne doit plus exister quand ce mal arrivera (Lucrèce). » La sécurité, l’indolence, l’impassibilité, l’exemption des maux de cette vie, que nous ache-