Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/93

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moi-même ; ou, si je me retrouve, c’est fortuitement, plutôt qu’en faisant appel à mon jugement. Si, en écrivant, je me suis laissé aller à quelque trait d’esprit (bien entendu insignifiant pour autrui et plein de subtilité pour moi ; mais à quoi bon tant de façons, chacun, de fait, en agit suivant ses moyens), il m’arrive de le perdre si bien de vue, que je ne sais plus trop, en le relisant, ce que j’ai voulu dire et que d’autres en découvrent parfois le sens avant moi ; et si je grattais tous les passages de mes écrits où il en est ainsi, tout y passerait. Une autre fois au contraire, il m’arrivera d’en saisir le sens, qui m’apparaît plus clair que le soleil en plein midi, et je m’étonne alors de mon hésitation.

CHAPITRE XI.

Des pronostics.

Les anciens oracles avaient déjà perdu tout crédit, avant rétablissement de la religion chrétienne. — Pour ce qui est des oracles, il est certain que, depuis longtemps déjà avant la venue de Jésus-Christ, ils avaient commencé à perdre de leur crédit ; car nous voyons Cicéron se mettre en peine de rechercher la cause de leur défaveur, et ces mots sont de lui : « D’où vient que de nos jours, et même depuis longtemps, Delphes ne rend plus de tels oracles ? d’où vient que rien n’est si méprisé ? » Quant aux autres pronostics qui se tiraient de l’anatomie des animaux offerts en sacrifice, dont l’organisation physique, d’après Platon, a été en partie déterminée par le Créateur en vue de ce genre d’observations ; à ceux tirés du trépignement des poulets, du vol des oiseaux, « nous croyons qu’il est des oiseaux qui naissent exprès pour servir à l’art des augures (Cicéron) » ; de la foudre, des remous de rivière, « les aruspices voient quantité de choses ; les augures en prévoient beaucoup ; nombre d’événements sont annoncés par les oracles, quantité par les devins, d’autres par les songes, d’autres encore par les prodiges (Cicéron) » ; et autres qui, dans l’antiquité, intervenaient dans la plupart des entreprises publiques et privées, notre religion y a mis fin.

On croit encore, cependant, à certains pronostics ; origine de l’art de la divination chez les Toscans, art vain et dangereux qui ne rencontre la vérité que par l’effet du hasard. — Cependant nous pratiquons encore quelques moyens de divination, notamment par les astres, les esprits, les lignes de notre corps, les songes, etc., témoignages irrécusables de la curiosité forcenée qui est en nous et fait que nous allons perdant notre temps à nous préoccuper des choses futures, comme si nous n’avions pas assez à faire avec les incidents de la vie de chaque jour : « Pour-