Page:Myrand - Noëls anciens de la Nouvelle-France, 1899.djvu/187

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Les friands de littérature fantastique savent par cœur un tout petit chef-d’œuvre datant de la première jeunesse d’Edgar Poe, et que, dans son admirable traduction française, Baudelaire a placé, je ne sais trop pourquoi, aux dernières pages des Nouvelles histoires extraordinaires[1].

Cette bluette macabre — une perle noire d’un grand prix — a pour titre un mot vague, incolore, absolument inoffensif en apparence : L’Ombre ! Mais cette étiquette très simple cache un récit très poignant, secoué d’émotions violentes, où le froid de la peur vous gèle à mort.

« Une nuit, nous étions sept, au fond d’un noble palais, dans une sombre cité appelée Ptolémaïs, buvant un vin pourpre de Chios. Et notre chambre n’avait d’autre entrée qu’une haute porte d’airain façonnée par l’artisan Corinnos, d’une rare main-d’œuvre. Pareillement, de noires draperies, protégeant cette chambre mélancolique, nous épargnaient l’aspect de la lune, des étoiles lugubres et des rues dépeuplés par la Peste…… Il y avait autour de nous, auprès de nous, une pesanteur dans l’atmosphère — une sensation d’étouffement, une angoisse affreuse. Un poids mortel nous écrasait…… et toutes choses semblaient opprimées et prostrées dans cet accablement, — tout, excepté les flammes des sept lampes de fer qui éclairaient notre orgie. S’allongeant en minces filets de lumière, elles restaient toutes ainsi, et brûlaient pâles et immobiles ; et dans la table ronde d’ébène autour de laquelle nous étions assis, et que leur éclat transformait en miroir, chacun des convives contemplait la pâleur de sa propre figure et l’éclair inquiet des yeux mornes de ses camarades……

  1. Edgar Poe : Nouvelles histoires extraordinaires, pages 267, 268 et 269.