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LE LIVRE DE MA VIE

jardin, rendues confortables par une élasticité métallique, brillaient d’un jaune vif qui les apparentait aux massifs des pelouses. Descendues des balcons, les vignes vierges carminées de septembre se balançaient comme d’innocents serpents veloutés. De tous côtés se pressait contre les fenêtres allongées du chalet le peuple des fuchsias, arbustes aux fleurs violettes et purpurines, éclatées sur de longs pistils, et qui semblent de ténues danseuses aériennes.

Tandis que circulait autour de la table une volumineuse théière d’argent et que les « pain et beurre » chers à l’Angleterre diminuaient dans les plats de porcelaine (porcelaines fleuries, si fraîches au regard qu’elles sont les jardins intérieurs de nos maisons), ma mère vint me chercher et m’apporta fièrement au futur souverain. Je levai craintivement et furtivement les yeux sur ses deux jeunes fils, plus intéressants pour moi que le visage charnu, au bleu regard dilaté, du père. Le fils aîné, doté du nom poétique de duc de Clarence, me plaisait moins que le cadet. Dans la croyance où j’étais qu’il me faudrait un jour choisir l’un des deux pour époux, — car ma mère, innocente et taquine, ne reçut jamais aucun homme, dans mon enfance, sans me demander gaiement si je voulais l’épouser (hantise de l’amoureux Orient) ! — je restai plusieurs jours silencieuse, en proie à une prostration cruelle dans laquelle se débattaient les deux