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Page:Noailles Le Livre de ma vie.djvu/108

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LE LIVRE DE MA VIE

exigences rivales qui inspirent toutes les énergies : l’ambition et le sensuel attrait.

C’est dans son sens le plus précis, mais le plus étroit, impersonnel et triste, que ma mère, amusée, avait offert à mon imagination le désir de régner ; et, sans doute, la transfiguration s’était-elle faite immédiatement en mon cœur, puisque je discernai un devoir dans une tâche si curieuse et située au sommet d’une solitude altière. Néanmoins, la langueur que j’éprouvai en supposant qu’il m’était enjoint de renoncer à celui des deux adolescents qui représentait le séducteur, me mit en présence des tentations dont naquirent la tragédie de tous les siècles et le motif de la plupart des arts. Si j’interroge mon souvenir, l’ambition anima certes ma volonté et ma bravoure ingénue dès le plus jeune âge ; je ne fus jamais sans pressentir mon destin. J’eusse frémi de terreur sacrée, de scrupules, de remords, à la pensée d’avoir été créée, placée avec le cœur le plus ardent au centre du monde, sans laisser en tous lieux possibles de l’univers bruissant, aromatique, terrestre ou éthéré, mon reflet et mon empreinte. Le mélancolique vertige qui s’emparait de Jules et d’Edmond de Goncourt à la certitude que le papier des livres qui contenaient leurs travaux et leurs rêves ne serait que cendres au terme de trente mille ans, — pour plaisant qu’il soit, — pénètre tout esprit créateur. Il lui inflige, fût-ce un instant, et avec sarcasme,