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LE LIVRE DE MA VIE

geait : « J’ai la même chose que toi. » Le bruit s’en répandit ; ma mère et moi nous dûmes — et ce fut aisé — fournir à quelques malveillants le témoignage de ma volubilité dans la conversation et de ma mémoire.

Les spontanés mensonges que je proférais pour dissimuler à des créatures dans la peine l’isolement et la particularité que cause le malheur physique, je suis tentée de les commettre toujours.

Pendant la guerre, je fus en proie aux justes visions de la plus grande des catastrophes, répandue sur le globe. Bien que ne concevant pas la vie sans le salut d’une nation innocente, un désespoir universel m’avait envahie. Nuit et jour, je regardais l’espace où luit à tous les yeux l’unique soleil, ou croît et décroît la lune de toutes les contrées. L’infini des cieux m’attirait, par sa pure négligence, hors des luttes hideuses de la fourmilière humaine. J’en étais venue à ne plus pouvoir poser mon regard sur une main, tant m’oppressait le sentiment que le réseau des veines était fragile, précaire, menacé, ouvert sur l’étendue terrestre. La mort diffuse, la mort perpétuelle, m’avait déshabituée de ma propre vie.

Dans ces moments de constante hantise, une charmante créature, au visage menu et gai d’oiseau dansant, les yeux pimpants, avivés par une chevelure précocement grisonnante, venait me rendre visite chaque matin. Amenée près de moi par la