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LE LIVRE DE MA VIE

étang, dont le noble aspect composait une des beautés du jardin renommé de la rue de Varenne. Ce dépaysement dans l’aube froide d’octobre, le deuil, incertain encore, que nous sentions planer sur nous et auquel faisait allusion, avec pitié et maladresse, un garçon d’office venu de l’avenue Hoche pour aider à notre éphémère installation, puis à notre retour auprès de notre mère, me firent connaître l’horreur d’une situation qui inquiétait et offensait tous les sens. Et pourtant l’on ne nous reconnaissait pas même le droit d’enregistrer la vie et de nous plaindre. Enfin, nous fûmes replacées le soir de ce jour cruel dans un omnibus de gare, joyeux quelques mois auparavant, quand il nous emportait munies d’instruments de jardinage, de filets à papillons, de boîtes de botanique vers la gare de Lyon. J’eus la vision de ce voyage d’été, des stations aimées d’Ambérieu, de Culoz, de Thonon-les-Bains, apparition bénie du lac ! Pendant le parcours de la rue de Varenne à l’avenue Hoche, la gouvernante, la bonne, le garçon d’office, absorbés par une épuisante métaphysique simple et vague, ne se départirent pas de leur silence. En entrant dans la pièce où ma mère se trouvait assise et comme figée, sans autre expression que celle de la stupeur et vêtue d’un noir opaque, je compris que mon père était mort. Mais je ne voulus pas le savoir. Je tins mes doigts contre mes oreilles pendant des heures, afin de ne pas