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Page:Noailles Le Livre de ma vie.djvu/15

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LE LIVRE DE MA VIE

bijoux de bazar, précédait une galerie où s’encadraient dans le chêne sculpté des portraits d’aïeux portant sceptres et couronnes. Aïeux paternels, ayant régné sur le Danube et les Carpathes, adoucis par le sang plus délicat de leurs mères et de leurs épouses grecques. Leur légende, que mon père m’expliquait, me les montrait tout-puissants et implacables. Pourtant, l’un d’entre eux tenait entre ses mains une colombe. Je sentais, en les regardant, que, depuis des siècles, je les avais quittés pour devenir la petite fille toute neuve de l’avenue Hoche et d’un jardin de Savoie. Cet austère chemin généalogique, formé par de sombres visages, aboutissait à une véranda en bois vermeil qui me semblait enchanteresse. Des fleurs de soie ornaient le léger treillage croisé en losanges. Un divan arrondi faisait gonfler ses coussins en gaze de Turquie, et de vastes baies contemplaient l’avenue Hoche en son sens le plus large, le plus pur, le plus noble, — comme on dirait d’un fleuve.

Pourtant, ce riche décor citadin me désolait de mélancolie. Tout n’était que pierre écrasante à mon cœur oppressé. Les murs du secret Tattersall, qui abritait mystérieusement un luxueux marché de chevaux, faisaient un lointain vis-à-vis à notre demeure. Le Tattersall, paysage circonspect et pierreux de mon enfance, est aujourd’hui disparu. Je lui savais gré de n’avoir qu’une