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Page:Noailles Le Livre de ma vie.djvu/160

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LE LIVRE DE MA VIE

craignaient que je ne fusse importunée, par ce sincère aveu : « Je n’aime pas jouer devant des banquettes vides. »

Probablement, dans mon enfance, étais-je incommodée, en ces dimanches cérémonieux que je viens de décrire, par la hâte qui nous précipitait hors de l’église russe dans le salon et la salle à manger où éclatait la joie bruyante de nos hôtes : vieux écoliers à l’heure de la récréation et qui subodoraient la fin du jeûne. Épanchements émouvants, mais non sans niaiseries, de collègues qui échangeaient des poignées de main heureuses et se félicitaient mutuellement de se rencontrer. J’étais stupéfaite du rire aux nombreux échos suscité par des conversations dont je ne discernais ni le divertissement ni le droit à l’hilarité. Confuse de l’intérêt que j’inspirais à quelques-uns de ces ogres dont la main distraite s’abattait sur la mienne, l’engloutissait et la tenait captive, je souhaitais être invisible. Parfois, imbue de la certitude que ma personne ténue, au bout d’une table si grande, disparaissait, je me repliais sur les mets qui, pendant près de deux heures, circulaient, et je me gorgeais imprudemment d’aliments dont me plaisaient l’aspect, l’arôme et la saveur.

Non seulement l’enfant aime manger et la succulence inspire ses facultés imaginatives, mais tout ce qui le séduit dans la vie, par tous les sens, il le