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LE LIVRE DE MA VIE

voudrait porter à ses lèvres et l’absorber. Quel enfant n’a souhaité boire l’eau de pluie, déguster la neige, mordre les bourgeons où repose, âcre, entassé, chiffonné, l’avenir de la rose, broyer la châtaigne incomestible, lutter contre l’écorce qui enferme d’étroits univers, la meurtrir et la vaincre ? Ce désir de happer, cette jouissance gustative, la sournoise satisfaction de dissimuler en soi ce que l’on convoite et de s’en rendre propriétaire est certainement la formule de tout désir.

Néanmoins, ce sont bien des souvenirs sans joie que m’ont laissés les réunions insouciantes et gloutonnes du dimanche, où, vers la fin du repas, le teint délicat de ma mère se colorait de vif carmin, comme si l’évaporation des bordeaux et des bourgognes avait embué son beau visage et fait d’elle, par traîtrise, une bacchante novice et décente. Assemblées dont je ne concevais pas la nécessité, mais intéressantes, si j’y songe, où des hommes aux joues pourprées, aux cheveux drus, aux corps alourdis mais résistants, ou bien secs et onduleux, révélaient tous l’énergie physique d’une époque à la fois laborieuse et futile.

Les hommes, attachés à leurs charges ; les femmes, à leurs devoirs de maîtresse de maison, qui comportaient des allures de coquettes provocantes, plus souvent chastes, ne cédaient pas à la mélancolie, au ménagement de soi, au souci de leur préservation. Époque où brillait, chez tous ces