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Page:Noailles Le Livre de ma vie.djvu/163

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LE LIVRE DE MA VIE

brodée en fil blanc. J’ai vu, le soir, ces déesses volumineuses, sanglées dans le satin, les cheveux ceints d’une couronne de lierre ou de jasmins, chanter, aussitôt après le repas copieux, des mélodies accortes ou voluptueuses de Verdi, de Gounod, de Saint-Saëns. Amenée par surprise, grâce à nos bonnes, que la musique séduisait, jusqu’à la porte vitrée du hall où, sur une mousse veloutée, s’élevaient des palmiers sur qui serpentaient de précieuses orchidées, je vis ces sylphides énormes danser au son des valses de Strauss. Elles tourbillonnaient avec la finesse de la neige silencieuse, leurs appas incrustés dans l’habit noir d’un danseur fringant et musclé, au rythme du Beau Danube Bleu. Je les voyais enjouées aussi, et sentimentales, sous le regard triomphateur de leurs cavaliers, qui, vigoureux et de cœur militaire, chevauchaient la vie, ses plaisirs, ses obstacles, comme une monture capricieuse que la bravoure de ces hommes entraînés était toujours prête à dompter, ce qui leur donnait une tenue d’esprit, si l’on peut dire, équestre.

Les beautés célébrées dans mon enfance, pour qui délirait un Maupassant, se tuait d’une balle au cœur un gentilhomme cosaque, étaient des îles charnues, dont le visage, aux traits délicats, les mains dodues, pareilles à de blanches palombes, nous apparaîtraient aujourd’hui comme des bijoux victimes d’un maléfice