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LE LIVRE DE MA VIE

fant né de moi seule ! D’où pouvait venir, chez une créature si tendre et qui, par tous les charmes de l’univers, pressentait l’amour, cet ingénu et obsédant souhait ? J’aimais les poupées, je prêtais à leur immobilité l’animation de ma propre existence ; je n’eusse pas dormi sous la chaleur d’une couverture sans qu’elles aussi fussent enveloppées de laine et de duvet. Je connaissais des moments de bonheur sans défaut dans le silence de cette unité. Je rêvais de goûter vraiment la pure solitude dédoublée. Il me semblait aussi que les hommes, dont ma mère, je l’ai raconté, me faisait gaîment l’offre matrimoniale, éveillaient le trouble et le désordre dans mon esprit. Je crus donc que j’assurais mon bonheur en implorant cet enfant identique à moi, sans intrusion d’autrui et sans mélange.

Plus tard, bien plus tard, observant la désharmonie que présentent les couples humains et découvrant en leur descendance le désarroi causé par la transmission des dons et des imperfections, j’ai pu dire que la plupart des enfants me semblaient être un divorce vivant. Ce besoin de persister intacte, d’être deux fois moi-même, je l’éprouvais avec avidité dans ma petite enfance. Ah ! que j’ai souhaité, dans les instants tragiques où ma douceur rêveuse était le jouet des injurieuses bonnes, avoir à mes côtés une autre petite Anna qui jetterait ses bras autour de mon cou,