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Page:Noailles Le Livre de ma vie.djvu/172

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LE LIVRE DE MA VIE

sur les yeux comme un auvent délicat, ou hardiment relevés sur le front par un panache de plumes pareil à ceux qui décoraient les coiffures des héros de l’an II.

Il est dans le destin de l’homme d’être soumis à toutes les variations brusques. Fils dédaigné de la nature, il est précipité du plaisir et de la quiétude dans la douleur, traîné cahotant sur la route, arraché à toutes ses racines, conduit jusqu’au bord de l’abîme, puis replacé tout à coup dans un éphémère et rassurant paradis. Nous avions souffert misérablement jusqu’à être désaccoutumées de nous-mêmes et, soudain, la promesse du Bosphore fit renaître chez moi l’instinct du printemps, de la poésie, le délectable désir de plaire.

À qui voulais-je plaire ? Au Bosphore. Il y a, chez les petites filles passionnées, deux formes songeuses de l’amour : l’une pour un être, et je l’avais éprouvée déjà douloureusement au contact du rapide et négligent baiser d’Alexis, le jeune batelier d’Amphion-la-Rive, ainsi que pour un petit M. de Lesseps, âgé de treize ans, qui suivait avec nous les cours de gymnastique du pittoresque Espagnol, M. Lopez, rue du Colisée. Je l’avais ressentie pour le consul britannique à Genève, ivrogne roide, énigmatique et respecté ; pour un condisciple de mon frère, au lycée Janson,