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LE LIVRE DE MA VIE

dont je ne connaissais pourtant que le nom : Roger Després, syllabes délicieuses ; pour le très jeune comte Hoyos, rose autrichienne, entrevu à une première leçon d’équitation. Enfin, j’avais été séduite par l’image de Roland à Roncevaux que me présentait un beau livre reçu en cadeau le jour de l’An et que l’on me permettait de conserver le soir sous mon oreiller. L’autre amour qui m’envahissait s’adressait aux paysages, aux cités inconnues, à l’espace, à l’espérance, à l’aventure. J’avais aimé, de cette manière, le bateau à vapeur Le Rhône, qui faisait le service d’Évian à Genève et sur lequel j’avais été embarquée, un matin d’été, dans une odeur stimulante de goudron, d’huile, de soleil et de vent.

L’indicible plaisir que m’avait dispensé la robuste allure du bateau Le Rhône faisant jaillir à ses côtés une eau écumeuse, je le retrouvai, vague et puissant, dans la passion qui naissait en moi pour le Bosphore. Ah ! s’il n’y avait pas eu un seul petit garçon sur la terre, si la nouvelle m’avait été annoncée que le monde ne serait peuplé désormais que de petites filles, je n’eusse certes pas souhaité voir se lever le soleil du lendemain ; mes robes m’eussent inspiré l’indifférence, je n’aurais pas été heureuse à bord du Rhône, je n’eusse pas désiré le Bosphore ! Mais, laissant s’estomper dans mon cœur l’image des humaines amours enfantines, je souhaitais réellement séduire l’espace et plaire au Bosphore lui-même…