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Page:Noailles Le Livre de ma vie.djvu/176

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LE LIVRE DE MA VIE

Un lit fait ou défait en France évoque la netteté moelleuse, ou bien la paresse, le désordre, la volupté ; mais à Vienne, lorsque, petite fille, je m’y arrêtai, le lit était une élégante planche à repos, qui ne pouvait suggérer que l’image d’un consciencieux sommeil.

Je m’étais réjouie à la pensée de voir le Prater, longue étendue de bocages, qui est à Vienne ce qu’est à Paris le Bois de Boulogne. Ayant, dès le commencement de ma vie, entendu ma mère jouer les valses de Johann Strauss, le Prater, leur domaine, me semblait un lieu d’enchantement. Je connaissais si bien le moment où ma mère, ayant fait jaillir du clavier les sanglots et les arcs-en-ciel de Beethoven, les spirituelles mathématiques de Mozart, l’architecture de Bach, enfin tout ce que Chopin contient de rêveuse, héroïque et sensuelle hypocondrie, se reposait de la musique magistrale en installant sur le pupitre du piano un cahier des valses de Strauss. J’aimais ces feuillets légers, illustrés d’un gai dessin en grisaille, où l’encre d’imprimerie débordait généreusement des silhouettes enlacées, et qui portait les titres de Wiener Blätter, Wein, Weib und Gesang, Man lebt nur einmal, — cent appellations d’un charme qui envahissait la mémoire ! Par leurs trois temps inégaux, leurs deux élans accélérés, leur moment de suspension langoureuse, les valses viennoises venaient avec élégance provoquer la romanesque