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Page:Noailles Le Livre de ma vie.djvu/183

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LE LIVRE DE MA VIE

la musique. Je me souviens de l’avoir entendue, un jour d’hiver, réclamer impérieusement, mais à voix basse, — car, assaillie par les polémiques, elle ne savait plus s’il lui fallait mépriser ce qu’elle vénérait encore, — « le châle du pauvre sultan » !

L’éclat du ciel turc et du blanc village d’Arnaout-Keuï, où s’élevait le palais de mon grand-père, ne me fut révélé qu’à travers une grave maladie qui me retint couchée sous la moustiquaire du lit placé dans l’immense salon dénudé, qu’occupaient aussi mon frère, ma sœur et notre gouvernante allemande.

Une copie agréable de La Vierge à la Chaise, de Raphaël, dans un cadre doré suspendu sur la muraille peinte d’un lait de chaux bistré, répandait sa grâce parfaite et câline sur la vaste pièce qu’ornait seulement le luxe d’un grand sopha en soie orientale, jaune et grenat. Les fenêtres, disposées au sud et à l’ouest, offraient, les unes la vue du Bosphore et des villages estompés de la rive d’Asie, les autres, pareilles à un regard plus sombre et plus modeste, se coloraient du vert foncé des sycomores, des figuiers, des cyprès décorant un petit jardin qui s’élançait d’un trait sinueux sur des coteaux abrupts.

Dans cette chambre spacieuse, je souffris beaucoup. Le séjour en Turquie avait gravement attaqué ma santé ; la nourriture y était désirable et nocive. Dans l’extrême ennui d’une vie oisive et