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Page:Noailles Le Livre de ma vie.djvu/185

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LE LIVRE DE MA VIE

chagrinait ma pudeur éveillée, frappait mon esprit observateur et désintéressé de moi.

J’aspirais simplement à moins de souffrance et j’absorbais docilement, mais avec incrédulité, des compotes de cornouilles, fruits écarlates aigres et astringents, considérés à Arnaout-Keuï comme le remède triomphal contre toute fièvre indéterminée.

Rien n’était plus difficile que d’obtenir la visite du célèbre docteur Zambako, ancien élève des hôpitaux de Paris, que se disputaient, à toutes les stations du Bosphore, les Turcs, les Grecs, les hôtels, les ambassades. Celle plus aisée du docteur Apostalidès, qui habitait le proche village de Bébek, n’inspirait pas confiance et se compliquait des étrangetés de cet esprit puéril. Fier d’un uniforme militaire, éclatant et fantaisiste, il s’aperçut, une nuit où, appelé en hâte à mon chevet, il s’y rendit, qu’il avait oublié de suspendre à son côté l’épée qui complétait son habillement. Non seulement il s’en excusa longuement auprès de ma mère, mais renonça avec brusquerie à me donner le moindre soin et retourna dans les ténèbres à Bébek, offrant de revenir en tenue martiale irréprochable, proposition qui fut déclinée.

Cependant que mon grand-père, érudit silencieux, travaillait sans répit, dans la fraîche bibliothèque de son palais de marbre, à l’achèvement d’une remarquable traduction de La Divine Comédie dans le grec difficile et pur de saint Grégoire de Naziance,