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LE LIVRE DE MA VIE

son second fils, mon oncle Paul Musurus, poète et peintre, inoccupé, dépaysé, chargé d’électricité intellectuelle et cruellement arraché à ses clubs de Londres, à ses cercles artistiques de Paris, venait me rapporter ce que l’on appelait les « cancans d’Arnaout-Keuï ».

Je pressentais sa venue en l’entendant de loin rendre la justice avec un pittoresque du meilleur aloi parmi une nombreuse domesticité grecque et turque, qui se chamaillait dans les cuisines en un français barbare et limité, et jetait des cris de chats blessés. Par-dessus la terrasse dorée de soleil, bleuie de glycines, qui dominait le Bosphore, je percevais ces scènes et discussions auxquelles le goût amusé de mon oncle conférait un aspect de petit théâtre populaire. Et puis il errait inquiet, toujours bien-disant, de chambre en chambre, à la poursuite des scorpions qu’il craignait comme il affirmait tout craindre, y compris la disparition capricieuse et définitive du soleil. Il avait, disait-il, le courage de sa lâcheté. Enfin, il venait s’asseoir auprès de mon lit, où, ne dédaignant pas mon petit âge, il prenait plaisir à m’exposer les drames qui éclataient dans la demeure voisine de la nôtre, vaste bâtisse de bois moisi, meublée de divans, abri d’une dizaine de jeunes femmes ravissantes ; Ériphyle, Cassandre, Smaragda, Aspasie, Euphrosine, Catina, Thémis, Espérance, Marika, d’autres encore. Ces merveilles, hélas sans