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LE LIVRE DE MA VIE

qu’enfant, malade et mélancolique, c’est que j’oubliai toutes les souffrances que j’avais endurées pour ne me souvenir que de quelques plaisirs et de quelques étonnements. Parmi eux, mon voyage en caïque, flèche légère soulevée par les flots, qui nous porta aux jardins luxueux des Eaux-Douces, où je pénétrais dans un pavillon de faïence et d’or, inhabité et prêt, semblait-il, à recevoir la visite du bonheur ; les brèves promenades du soir, pendant ma convalescence, au village de Bébek, que le soleil couchant opprimait de ses puissantes lueurs abaissées, cependant que, par groupes, rôdaient les habitants de notre demeure, occupés aux secrets et aux délations amoureuses. Je gardais fidèlement l’image de l’amitié dont m’entourait ma cousine Irène, jeune fille romanesque déjà en âge d’être coquette et de poursuivre le songe obsédant du mariage, et qui, néanmoins, choisissait de s’asseoir auprès de mon lit et de tenir ma main d’enfant malheureuse ; enfin, une visite au grand bazar de Constantinople m’avait arrachée au sentiment de toute contrée. Dans les dédales de cette cité des soies, des nacres, des bijoux, des tabacs et des armes, le sévère Théodore Baltazzi, Grec romantique et chevaleresque, qui me traitait en dame, très petite mais digne des mêmes égards, m’offrit une quantité d’écharpes en gaze de Brousse. On révérait cet imposant Don Quichotte de l’honneur hellénique, homme