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Page:Noailles Le Livre de ma vie.djvu/206

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LE LIVRE DE MA VIE

Notre éducation artistique, à la même époque de notre enfance, ne fut pas non plus négligée ; une maîtresse de piano, de bonne lignée musicale, nous reçut chez elle deux fois par semaine. Nous lui apportions une petite virtuosité acquise par des leçons de moindre importance données à domicile depuis notre plus jeune âge. Je vis là comment règne la passion de l’art dans un intérieur modeste, parmi les privations, la pauvreté du décor, les économies obligatoires qui laissaient en hiver le poêle sans feu. Âgée, souffreteuse, frappée par le veuvage, Mme Piquet devenait, en s’approchant du piano où elle observait notre doigté et nous indiquait d’un filet de chant poétique l’expression qu’elle souhaitait nous voir marquer, la compagne et la madone des musiciens de génie dont nous malmenions les œuvres avec la patience des enfants appliqués, qui démontent et brisent soigneusement les pendules. L’interprétation musicale exige l’humilité, le renoncement de soi, la contemplation du héros créateur ; elle n’attend pas que l’on s’exprime, s’avoue et se console par elle. Mais je ne l’entendais pas ainsi ; douée d’une âme sensible et véhémente, je pensais pouvoir me servir d’un prélude de Bach, d’une sonate de Haydn, d’un largo de Hændel, pour élancer les jets d’eau d’un cœur confidentiel, faire tourbillonner les