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LE LIVRE DE MA VIE

feuilles tombantes d’un rêve élégiaque : affreux oubli du service religieux que doit être la présentation d’une œuvre musicale ! Ma turbulence ne manquait pas de sonorité ni d’un sens délicat du toucher qui me valaient des éloges. Pour ma part, j’étais fière de mes attaques guerrières sur l’ivoire et l’ébène ; ma hardiesse m’enivrait ; le pied appuyé sur la pédale résonnante, je conquérais un monde invisible et divin. Mais ma mère, plus encore que Mme Piquet, qui, en tant que professeur, ne s’éloignait ni de la flatterie ni de l’espoir de perfectionner son élève, me reprochait mon tumulte et, parfois, irritée, se précipitait sur moi comme sur un début d’incendie et m’arrachait les mains du clavier.

Entravée dans mon expansion, une promesse intérieure, encourageante, m’affirmait qu’il me serait donné, un jour, de me dépenser entièrement par un moyen dont je ne mesurais pas encore l’étendue, mais précis et retentissant. Puissance du verbe, action sonore de l’éloquence, domination de la poésie, je vous prévoyais obscurément dans ces instants de modeste dépit, et nul mot émané de mon cœur ne suffirait à vous rendre grâces ! Les obstacles élevés contre l’existence, que le destin n’a cessé d’accumuler devant moi, furent si meurtriers que j’eusse dû abandonner le combat, défaillir inanimée, en deçà de la victoire stoïque. Aujourd’hui, il m’est permis de reconnaître que, soutenue par l’âme et ses forces d’harmonie, j’ai vécu au son de ma voix…