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Page:Noailles Le Livre de ma vie.djvu/216

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LE LIVRE DE MA VIE

robustes, reposaient faiblement sur ses genoux. Modeste et recueilli, il attendait. Son visage, ses yeux levés semblaient en quête d’un ordre secret, d’un secours, d’un guide. Après cet émouvant préambule, toute sa personne, dont venait de s’emparer une résolution soudaine, attaquait le clavier avec une vigueur indomptable, comme si, obéissant au commandement de quelque ange furieux, il eût eu à terrasser des chimères. Retenant ou précipitant ses chevaux emportés, il faisait alterner la frénésie avec le calme et la suavité sereine. La musique chantait par ses mains avec quelque chose de parfaitement proche du divin, répandant avec une pensive abondance les larmes de Niobé, le sang des héros invisibles. Elle accordait à la nostalgie, à l’exil, aux sublimes souhaits, à tout ce qui est errant et mendiant dans l’espace un toit auguste et charitable. Aussi, contemplant ce front inspiré, il semblait qu’on pût voir le lien lumineux qui le rattachait à la nue.

Ma mère avait, pendant deux années, vécu dans la mélancolie d’un deuil devenu peu à peu conventionnel et qui nous recouvrait de son ombre oppressante. En entendant divinisées, par une âme auguste, les harmonies qui lui étaient si chères, elle fut arrachée a sa paresse de cœur et transportée dans la région de sa vérité. Nous vîmes autour d’elle et sur elle renaître l’heureuse