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LE LIVRE DE MA VIE

lui paraissaient trop fréquentes ; mais, séduit, il donna son consentement à la pure union des âmes musiciennes.

Grâce à la musique, M. Dessus, chaque soir, les épaules et les bras appuyés aux coussins d’un profond fauteuil et rêvant, sentait s’apaiser dans son cœur la colère de badaud qui le soulevait contre le peuple d’Israël, les réformes de Luther et de Calvin, les méfaits de la franc-maçonnerie, les ouvrages de Taine et de Renan. Au son des pianos, qui souvent associaient leur mélodieux encens, il se promenait dans les forêts de Schubert, souriait à Mozart, son préféré, suivait Chopin dans ses transes et ses altières résignations. Lorsque s’arrêtaient les vibrations, M. Dessus, que son vieil âge bondissant relançait au centre de sa vie, s’entretenait fiévreusement avec Paderewski du poète Adam Mickiewicz, figure héroïque et combative de sa jeunesse, dont il connaissait et vénérait la famille. Si fort était chez M. Dessus cet attachement, qu’il s’associait à tout le tourment polonais, aux ferventes et vaines conspirations organisées dans l’intimité. Uni aux proches parents de Mickiewicz, il constituait, avec eux, dans Paris, un de ces archipels de la nation offensée où l’on commémore, par des rites familiaux, les gloires, les sacrifices et les défaites de la patrie éparse. Aussi, le dîner, avenue Hoche, avait-il lieu tard ; cependant, nous y étions admis.