Page:Noailles Le Livre de ma vie.djvu/220

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

219
LE LIVRE DE MA VIE

maternelle ; il ne lui adressait pas ce blasphème divin échappé à des lèvres saintes : « Je ne suis pas d’ici ! » Sachons-le, il est nécessaire que la vie, éphémère, hostile et négligeable, ait ses croyants.

C’est par son respect pour un monde auquel je n’étais pas habituée, que Paderewski me sauvait. Même dans l’enfance, la créature humaine, quand elle s’est rapidement nourrie d’événements, de sagesse triste, peut pressentir et constater l’indifférence du destin et choisir de chanceler vers la mort, qui lui paraît plus savante et plus généreuse. Dès que l’esprit est apte à être étonné de la condition de l’homme et que, le regard troublé par la figure des nuits, il a ressenti l’étrangeté du don de l’intelligence, vaincu par l’énigme provocante de l’éternel silence, il se sentira le fils démuni et débile d’une civilisation fortuite, où les lois, les usages et les convenances lui seront moins familiers que le chant de l’oiseau, que le bondissement du lièvre dans la prairie. Une voix mystérieuse, universelle, dit à l’enfant qui songe : « Efforce-toi, puisque ainsi le veulent l’aveugle vigueur de ton jeune sang et ce but unique du plaisir, vers lequel, inconsciemment, tu t’élances ; mais tu ne mèneras pas jusqu’au bout les entreprises de la noblesse du cœur, des loyales intrigues, de la prévoyance. Puisque tu vis, c’est que tu complotes de réussir ; tu escomptes que des forces amicales, émanées des cieux, issues du globe,