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LE LIVRE DE MA VIE

mes. Tu goûtes ce qui te représente, tu hais ce qui t’annihile, tu t’ennuies là où ta personne n’est pas le centre des intérêts et des faveurs. Si puissant que soit ton rêve, et si complète sa réussite, tu ne peux témoigner de ta valeur que parmi le peuple fugitif des humains. Poussière vivante et inquiète ton avenir est d’être cendre inerte. Ce qui tente ton esprit, les énigmes déchiffrées du monde, la compagnie des constellations, il te faut y renoncer. Afin de te consoler par le courage et la résignation, tu peux écouter les lamentations de Job gémissant pour tout ce qui vit, ou partager le dégoût de Diogène, si vénéré des Grecs qu’ils louèrent en mille épigrammes votives le « chien céleste ». Pourtant, la joie seule est ingénue et salubre. Deux divinités te la décrivent et te l’accordent : la passion et la musique. Dans les moments ou l’une ou l’autre te protègent, tu peux connaître le bonheur ; tu peux dépasser par les sens comme par l’esprit ce qui est sans limite, et te détourner de cette phrase désespérée de Pascal : « Pyrrhus ne pouvait être heureux ni avant ni après avoir conquis le monde… »

Ces paroles, indistinctes pour la pensée d’une enfant, mais dont le murmure me poursuivait comme la voix du Roi des Aulnes, qui, dans la ballade de Goethe, fait tressaillir d’épouvante et mourir un petit garçon entre les bras paternels,