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LE LIVRE DE MA VIE

avec un discernement paisible le parfum mouillé, uni et bénévole.

C’est dans une chambre solitaire de la tourelle que Paderewski, retiré, enfermé, s’exerçait pendant de longues heures à des gammes durement frappées en tierces, en sixtes et en octaves, cependant que, dans une pièce immense et vitrée, appelée le « hall », se réunissaient nos autres invités. J’aimais ce hall sans style défini, que mon père avait fait construire négligemment comme on dresse une tente, et si grand que des palmiers dans des caisses de bois, le billard, deux pianos, des lampes supportées par des ibis roses, un nombreux mobilier rustique, ne semblaient pas en diminuer l’espace. Les baies aux larges croisées, souvent ouvertes, ne nous séparaient guère de la nature même. Les abeilles et les frelons, aux heures lumineuses du jour, venaient dans le hall retrouver les fleurs cueillies le matin par les jardiniers, et bourdonnaient, surpris, autour de ces bouquets tièdes et déclinants qui s’effeuillaient et s’évanouissaient dans la cruelle atmosphère de nos plaisirs.

Si peu clos était le hall, élégant et curieux hangar, que je me souviens d’y avoir vu voler au plafond et se heurter contre les murailles des libellules, dont le corps sec et ferme donnait l’impression d’un bijou de paille verte et bleue, aux délicates charnières, dont les ailes translucides évo-