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Page:Noailles Le Livre de ma vie.djvu/236

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LE LIVRE DE MA VIE

Ainsi m’accointais-je, avec félicité, de la géographie que je n’aimais pas, que je ne devais jamais aimer. Tout à plat dans un atlas, les couleurs et les traits indiquant la configuration des contrées, la délimitation et les arabesques des eaux, non seulement rebutaient mon esprit, mais lui imposaient une sorte de mélancolie due à l’abstraction qui, de mes yeux déçus, frappait mon cœur.

La carte du monde, feuillet misérable de papier colorié, dont la turbulence de la vie était absente, devait, un jour, m’apparaître humainement déchirante et infliger à ma pensée le plus poignant et précis désarroi. C’est lorsque j’eus la douleur d’assister, dans sa détresse infinie, une mère à qui venait d’être arraché, par la mortelle maladie, un fils d’une vingtaine d’années, chef-d’œuvre de grâce et d’intelligence, en qui alternait la rêverie altière de la philosophie avec le rire tendre, et moqueusement renseigné de Henri Heine : Henri Franck.

Mon désespoir s’accotait à celui de la mère vaillante, que son malheur même, solide et comme durci, retenait à la terre. Hébétée autant qu’elle, je la considérais qui tenait entre ses doigts la mince feuille de papier d’une photographie. Avec une sorte de farouche et opiniâtre ardeur, la pauvre créature, frustrée de toute réalité, s’appliquait à posséder encore le souffle et l’apparence de son