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LE LIVRE DE MA VIE

Sur le vaste espace du Champ-de-Mars, la musique de chaque pays s’étendait comme un tissu flottant que trouait la rumeur de la foule impatiente. Dans l’éther presse par les aériennes architectures juxtaposées, traînaient, lambeaux sonores, la plainte fringante des violons de Bohème, le sifflement d’oiseau pâmé de la flûte de Pan issu du pavillon roumain, les vociférations d’amour et de mort qui retentissaient entre les parois de laque rouge du théâtre annamite. Plusieurs fois par semaine, ma mère, le docteur Vidal, M. Dessus, le glorieux Paderewski, se rendaient avec nous à cette réunion familiale de l’univers, petite, mais grouillante, et qui avait comme enivré Paris. La tour Eiffel, fabuleux cyprès métallique, n’avait pour rivale que la rue du Caire, qui paraissait étourdissante par la reproduction de hautes maisons rapprochées, formant un frais couloir ; le dialecte des indigènes, dédaigneux et tristes, errant en longues chemises bleues ; les petits ânes au poil neigeux ; la malpropreté orientale, que l’on appelait alors exotique. Nous avions remarqué l’intérêt mystérieux qu’éveillaient les danseuses javanaises, à la fois insectes et bibelots noblement maniérés, dont les corps enfantins et safranés, aux regards stupéfiés, paraissaient, à la faveur de leurs vêtements étroits, incrustés eux-mêmes de pierreries. Mais la tour Eiffel ne perdait pas son rang d’attraction insigne ; des clans s’étaient formés qui