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LE LIVRE DE MA VIE

style de Loti qui semble murmurer, rêver, suggérer, plus qu’il ne s’attache à formuler nettement, je pénétrais dans le miel de ses longs adjectifs qui captivent le cœur avant même de le renseigner. Je discernais aussi chez lui cette sommaire, sensuelle et véridique philosophie, si humaine, par quoi la créature cherche âprement à s’envelopper de sensations voluptueuses et à les retenir.

L’invisible immoralité du génie de Loti, la part de vérité qu’elle contient, m’avaient séduite au moyen des syllabes traînantes, et envahie par les paysages frénétiques des contrées lointaines et tristes. Un autre de ses volumes, celui-là mêlé de fourmillante Europe autant que des Tropiques, m’avait troublée au point que le nom seul des ports de Brest, de Cherbourg, de Toulon, point de départ vers l’Orient, m’engourdissait de bonheur. Ingénue, j’ignorais que ce bien-être halluciné me venait de la vision du poète, décrivant l’effervescence des jeunes hommes dévolus aux rudes aventures des mers, qu’ils affrontent, aux heures du départ, avec une brutale et luxurieuse dépense de l’être. Et, heureuse, je répétais pour moi seule ce refrain d’une chanson misérable des ruelles suspectes, que Loti fait retentir dans les nuits troubles et bachiques :

Enfants, cueillez tour à tour
Des jours de folie et des nuits d’amour…