Page:Noailles Le Livre de ma vie.djvu/40

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

39
LE LIVRE DE MA VIE

l’île d’Elbe, où, sous un ciel d’émail torride, vous souvenant du jour brumeux d’une de vos insignes victoires, vous avez soupiré : Je guérirais bien si je revoyais ce nuage ! Je contemple en vous le veilleur visionnaire qui, sous la tente de toile, le compas et le crayon à la main, mesurait avec un sens infaillible les détails de la carte du monde, tandis qu’étendues dans la campagne nocturne sommeillaient à l’infini vos armées amoureuses. Seul avec l’espace, vous lui dérobiez ses secrets, ses effluves, ses ondes, et, mystique résolu, vous avez prononcé cette phrase éblouissante : La nuit, je fais mes plans de bataille avec l’esprit de mes soldats endormis

J’aime en vous le moraliste précis et serein, qui confie à ses compagnons de désastre son émouvante erreur, lorsque, prenant connaissance de toutes les trahisons, de toutes les lâchetés, vous dites : Je n’ai pas cru à la vertu des hommes, mais j’avais cru à leur honneur !

J’aime en vous, passionnément, le dieu solitaire qui, par-dessus la frénésie des hommages ou l’accablante adversité, heurte son front à l’espace sans issue, mais ne cesse jamais d’agir, d’aimer, et qui, lorsque les après-dîners de Longwood se font trop pesants, s’efforce de ranimer tous les courages par la lecture d’une page de Racine. Car c’est vous qui, le premier, avez puisé dans votre rêve et murmuré ces mots,