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LE LIVRE DE MA VIE

sauveteurs à travers les rues où volait la mitraille ; elle aperçut soudain, donnant des ordres à un groupe d’adolescents guerriers, le jeune Bonaparte. Elle se retourna, s’arrêta, oubliant toute terreur. Immobile, elle posa la main sur son cœur, ayant vu, disait-elle, dans le bref espace d’un éclair, les dents les plus éblouissantes du monde. Denture parfaite, dont Napoléon se montrait fier, qui le trahissait aussi et l’obligeait, au cours des fêtes déguisées dont il avait le goût, à voiler le bas de son visage, dans la crainte que ne fût reconnue aussitôt la lueur de nacre et d’ivoire. Regard indéfinissable de Napoléon, jamais décrit, et mains si belles que ses ennemis eux-mêmes les dépeignaient avec complaisance et les considéraient comme magnétiques. À l’agonie, sur le lit de fer de Sainte-Hélène, Napoléon exprima le désir qu’après sa mort ses mains fussent laissées libres, étendues naturellement de chaque côté de son corps et non pas croisées sur sa poitrine. Il ne pouvait concevoir, — ce fils de l’Hellade, né en Corse, où souvent la pureté des traits attiques, comme l’idiome, est conservée intacte, et puis si puissamment et uniquement français que l’on retrouve dans son génie Montaigne, La Rochefoucauld, les philosophes de L’Encyclopédie, — il ne pouvait admettre cette attitude contrite du cadavre dont les doigts sont joints en signe d’humilité et de vaine imploration.