Page:Oeuvres complètes de N. Macchiavelli, avec une notice biographique par J. A. C. Buchon.djvu/394

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ciens nous fournissent une foule d’exemples qui attestent, qu’avec une bonne discipline on fait de bons soldats dans tout pays ; elle supplée aux défauts de la nature, et elle est plus forte que ses lois. Prendre ses soldats hors de son pays, ne peut pas s’appeler faire élite ; car faire élite, c’est choisir dans une province les hommes les plus propres au service, ceux qui veulent marcher, comme ceux qui ne le veulent pas. Vous ne pouvez donc faire cette élite que dans les lieux qui vous sont soumis : dans les pays qui ne sont point à vous, vous ne pouvez forcer personne ; il faut vous contenter des hommes de bonne volonté.

Cos. Mais parmi ces hommes de bonne volonté, vous pouvez prendre les uns et laisser les autres. Ce mode de recrutement pourrait encore s’appeler élite.

Fabr. Vous avez raison dans un sens ; mais si vous faites attention à tous les vices d’un pareil mode, vous verrez que réellement il n’y a point d’élite. D’abord, les étrangers qui s’enrôlent volontairement sous vos drapeaux, loin d’être les meilleurs, sont, au contraire, les plus mauvais sujets du pays. S’il y a quelque part des hommes déshonorés, fainéants, sans religion et sans frein, rebelles à l’autorité paternelle, perdus de débauche, livrés à la fureur du jeu et à tous les vices, ce sont ceux-là qui veulent prendre le métier des armes ; et rien de plus contraire à de véritables et sages institutions militaires, que de pareilles mœurs. Quand de tels hommes se présentent à vous en plus grand nombre que vous n’en avez besoin, vous pouvez choisir en effet ; mais le fond étant mauvais, votre élite ne peut être bonne. Et si au contraire, comme il arrive souvent, ils ne remplissent pas le nombre dont vous avez besoin, vous êtes obligés de les prendre tous ; et alors ce n’est plus faire une élite, mais recruter des soldats. C’est de pareils hommes que se composent aujourd’hui les armées en Italie et partout ailleurs, excepté en Allemagne ; parce que dans les autres pays ce n’est pas l’autorité du souverain, mais la seule volonté de l’individu qui détermine les enrôlements. Or, je vous demande si c’est dans une armée formée par de tels moyens qu’on peut introduire la discipline des anciens.

Cos. Quel parti faudrait-il donc prendre ?

Fabr. Je vous l’ai déjà dit : les choisir, par l’autorité du souverain, parmi les sujets de l’état.

Cos. Et vous croyez qu’il serait facile d’introduire parmi ces hommes l’ancienne discipline ?

Fabr. Sans doute, si dans une monarchie, ils étaient commandés par leur souverain, ou même par un simple seigneur ; ou dans une république, par un citoyen revêtu du titre de général ; autrement il est difficile de faire quelque chose de bien.

Cos. Pourquoi ?

Fabr. Je vous le dirai dans l’occasion : maintenant que cela vous suffise.

Cos. Puisqu’il ne faut faire cette élite que dans son propre pays, croyez-vous qu’il soit préférable de tirer ses soldats de la ville ou de la campagne ?

Fabr. Tous ceux qui ont écrit sur l’art militaire s’accordent à préférer les hommes des campagnes, comme plus robustes, plus endurcis aux fatigues, plus habitués à vivre en plein air, à braver l’ardeur du soleil, à travailler le fer, à creuser un fossé, et à porter des fardeaux, plus éloignés enfin de toute espèce de vice. Voici quelle serait mon opinion à cet égard. Comme il y a des soldats à pied et à cheval, je voudrais qu’on choisit les premiers dans les campagnes, et les autres dans les villes.

Cos. A quel âge les prendriez-vous ?

Fabr. Si j’avais à lever une armée entière, je les prendrais depuis dix-sept jusqu’à quarante ans ; et à dix-sept seulement, lorsqu’une fois formée, je n’aurais plus qu’à la recruter.

Cos. Je n’entends pas bien cette distinction.

Fabr. Je vais vous l’expliquer. Ayant à former une armée dans un pays où il n’en existerait pas, je serais obligé de prendre tous les hommes d’un âge militaire, c’est-à-dire en état de recevoir les instructions dont je parlerai bientôt ; mais dans un pays où cette armée serait déjà formée, je ne prendrais pour la renouveler que des hommes de dix-sept ans, puisque les autres seraient déjà choisis et enrôlés.

Cos. Je vois que vous feriez une milice comme celle qui est établie en Toscane.

Fabr. Il est vrai. Mais je l’armerais, je l’exercerais, je lui donnerais des chefs ; enfin, je l’organiserais d’une manière qui n’existe peut-être pas chez vous.