Page:Oeuvres complètes de N. Macchiavelli, avec une notice biographique par J. A. C. Buchon.djvu/396

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emploie des troupes du dehors, craint à la fois et l’étranger qu’elle solde, et ses propres citoyens. Si vous voulez juger de la réalité de ces craintes, rappelez-vous ce que je vous ai dit de Francesco Sforza. Celle, au contraire, qui n’emploie que ses propres armes n’a à crain- dre que ses citoyens. Sans alléguer d’autres raisons, il me suffira de dire que jamais per- sonne n’a fondé de république ou de monar- chie sans en confier la défense aux habitants du pays même.

Si les Vénitiens se fussent montrés sur ce point aussi sages que dans leurs autres institu- tions, ils auraient à leur tour conquis l’empire du monde ; ils sont d’autant plus répréhensibles, que leurs premiers législateurs leur avaient mis les armes à la main. N’ayant d’abord au- cune possession sur le continent, ils portèrent toutes leurs forces sur la mer, où ils firent éclater un grand courage, et accrurent avec leurs propres armes l’empire de leur patrie. Lorsque, obligés de défendre Vicenza, ils fu- rent dans le cas de combattre sur terre, au lieu de confier le commandement de leurs trou- pes à un de leurs concitoyens, ils prirent à leur solde le marquis de Mantoue. Cette fu- neste résolution les arrêta au milieu de leur course et les empêcha de s’élever à ce haut de- gré de puissance auquel ils pouvaient aspirer. Peut-être qu’alors leur habileté sur mer leur parut un obstacle à leurs succès dans la guerre de terre. Si tel fut le motif de leur conduite, ce fut l’effet d’une défiance peu sage. Un géné- ral de mer, habitué à combattre et les vents, et les flots et les hommes, deviendra beaucoup plus aisément un bon général de terre, où les hommes seuls font résistance, qu’un général de terre ne deviendra un bon général de mer. Les Romains apprirent à combattre et sur mer et sur terre ; et lorsqu’arriva la première guerre contre les Carthaginois dont la puis- sance maritime était si redoutable, ils ne sol- dèrent ni des Grecs, ni des Espagnols exercés à la mer ; mais ils confièrent la défense de la ré- publique aux mêmes citoyens qu’ils envoyaient combattre sur terre, et ils vainquirent. Si le motif des Vénitiens fut d’empêcher un de leurs concitoyens d’attenter à leur liberté, cette crainte était aussi mal fondée ; car, sans répé- ter ce que j’ai déjà dit à cet égard, il est évident que puisque jamais un de leurs citoyens placé à la tête de leurs forces maritimes, n’a- vait usurpé la tyrannie, dans une ville placée au milieu de la mer ce danger était bien moins à craindre de leurs genéraux de terre. Ils au- raient dù juger que ce ne sont pas les armes remises entre les mains des citoyens qui leur inspirent des projets de tyrannie, mais seule- ment les mauvaises institutions ; et assez heu- reux pour jouir d’un bon gouvernement, ils ne devaient rien craindre de leurs armées. Ce fut donc une résolution funeste à leur gloire et à leur véritable bonheur. Quant à l’autre exemple que vous avez cité, il est certain que c’est une grande erreur au roi de France de ne pas former ses peuples à la guerre. Il n’est personne qui, tout préjugé mis à part, ne re- connaisse que c’est là un des vices de cette monarchie, et l’une des principales causes de sa faiblesse.

Pour m’être livré à une trop longue discus- sion, je me suis peut-être écarté de mon sujet ; mais je voulais répondre à vos observations, vous prouver qu’un état ne peut fonder sa sé- curité que sur ses propres armées ; que ces ar- mées ne peuvent être bien organisées que par le mode des milices ; qu’il n’y a enfin que ce moyen d’établir une armée dans un pays, et de la former à la discipline militaire. Si vous avez réfléchi avec attention sur les institutions des premiers rois de Rome, et surtout de Servius Tullius, vous verrez que l’institution des classes n’était qu’une milice qui offrait les moyens de mettre sur pied, en un instant, une armée pour la défense de l’état. Mais pour revenir à notre élite, je répète que, ayant à recruter une armée déjà organisée, je ne choisirais des sol- dats que de dix-sept ans ; mais que, obligé d’en créer une nouvelle, je les prendrais à tout âge, depuis dix-sept ans jusques à quarante ans, afin de pouvoir m’en servir sur-le-champ.

Cos. La différence de leurs anciens métiers influerait-elle sur le choix de vos recrues ?

FABR. Les écrivains dont je vous ai parlé ad- mettent des distinctions. Ils ne veulent ni oise- leurs, ni pêcheurs, ni cuisiniers, ni ceux qui s’a- donnent à des métiers infâmes, ni en général aucun homme employé aux arts de luxe : ils de- mandent, outre des laboureurs, que ce soient des forgerons, des maréchaux, des charpentiers,