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Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/158

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monde, malgré les succès qu’obtiennent souvent les méchants, et les épreuves que les bons traversent. On sait que Voltaire a exposé la même idée dans Zadig ; il la puisait chez le poète anglais Parnell, qui lui-même avait hérité, par divers intermédiaires, de la tradition du moyen âge. D’où venait celle-ci ? Il semble que cette légende est d’origine juive, et Mahomet, qui l’a fait entrer dans le Coran, l’avait sans doute empruntée aux Juifs.

Non moins frappante et plus poétique est la légende de l’Empereur Orgueilleux, plusieurs fois mise en vers, en dernier lieu par Jean de Condé au XIVe siècle. Pendant que l’empereur est au bain, un ange, pour humilier son orgueil, prend ses vêtements, et sa figure même ; il est partout salué pour le vrai souverain ; le misérable empereur est chassé comme un vagabond et un fou. Après une longue pénitence, il s’humilie, reconnaît son fol orgueil, et rentre en grâce auprès de Dieu qui lui rend son trône et son visage.

« Le tombeur[1] de Notre-Dame. » — Mais voici bien la perle de ces contes, écrits pour abaisser l’orgueil et exalter l’humilité.

Un ménestrel, après avoir longtemps couru le monde, las du siècle, entra au couvent de Clairvaux, plein de bonne volonté, mais fort dénué de science. Hormis sauter, danser, et faire des tours de force et d’adresse, il ignorait tout et ne savait aucune prière, ni même Pater noster ou Credo. Il en fut tout triste et confus ; chacun autour de lui faisait ses devoirs et vaquait à sa besogne ; les prêtres disaient la messe et les diacres lisaient l’Évangile ; les plus petits clercs chantaient les psaumes ; les plus ignorants récitaient leurs prières. Lui tout seul n’était bon à rien. Tout honteux, il confie sa peine à la Vierge Marie, la priant qu’elle lui vienne en aide. Il s’en va se cacher dans une grotte écartée, où un autel était dressé, dédié à Notre-Dame. Il lui dit sa honte en pleurant.

Et jo sui ci un bues en laisse,
Qui ne fas ci fors que broster
Et viandes por nient gaster.

  1. Tombeur, sauteur, acrobate.