Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/160

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Nenil, ne quant que il tumoit ;
Mais il prisoit ce qu’il l’amoit,
Assés junés, assés veilliés,
Assés plorés et sospirés,
Et gemissiés et aorés,
Assés soiés en diciplines,
Et a meses et a matines,
Et donés quanque[1] vos avés,
Et paiés quanque vos devés,
Se Deu n’amés de tot vo cuer,
Trestot cil bien sont geté puer[2],
En tel maniere, entendés bien,
En plain salu ne valent rien :
Car sans amor et sans pité
Sont tot travail por nient conté.
Dex ne demande or ne argent
Fors vraie amor en cuer de gent.

Cependant un moine jaloux ou soupçonneux épiait notre ménestrel ; il découvrit le mystère et, tout indigné, le rapporta à l’abbé. Celui-ci, homme sage, lui répondit : « Ne vous scandalisez pas sans savoir ; et conduisez-moi à la grotte. » Ils y vont et surprennent le ménestrel au plus beau de ses exercices ; au moment où n’en pouvant plus, il tombe, défaillant au pied de l’autel. Alors que voient l’abbé et son compagnon ? Merveille ! de la voûte une dame descend, vêtue d’habits glorieux, suivie d’une foule d’anges ; et le divin cortège s’approche du pauvre ménestrel :

Et la douce roïne france
Tenoit une touaille[3] blance
S’en avente son menestrel,
Mout doucement devant l’autel ;
La france dame deboinaire
Le col, le cors et le viaire[4]
Li avente por refroidier :
Bien s’entremet de lui aidier,
La dame bien s’i abandone.
Li bons hom garde ne s’en done,
Car il ne voit si ne set mie
Qu’il ait si bele compaignie.

Les moines émerveillés se retirent en silence, adorant Dieu qui glorifie les humbles. Nul n’osa troubler les pieux exercices du ménestrel de Notre-Dame. Il vieillit en paix et mourut saintement. Lui mort, l’abbé révéla ce qu’il savait, ce qu’il avait vu ; tout le couvent rendit gloire à Dieu pour ce triomphe de la simplicité.

De l’esprit des contes pieux. — Dans beaucoup d’autres récits, le Ciel, Dieu, plus souvent Notre-Dame, quelquefois un saint patron se plaît à justifier l’innocence calomniée et persécutée. Ainsi le long poème de la Chaste Impératrice par Gautier de Coinci n’est qu’un vaste tableau de l’innocence aux prises avec la méchanceté humaine ; elle triomphe cependant par l’ac-

  1. Tout ce que.
  2. Rejetés.
  3. Serviette.
  4. Visage.